L'état naturel

Dumè Antoni

Je mettrais juste un bémol à ce que tu dis en remplaçant "stabilisé par une pratique intensive" par "stabilisé par une pratique régulière", non ?
C'est relatif, je pense. Un laïc – à cause de ses obligations sociales ou familiales – n'a pas la même intensité de pratique qu'un moine et/ou un retraitant qui n'a, pour ainsi dire, pas d'autres soucis en tête que la réalisation (c'est pour cela, je pense, que Çakyamuni prônait la vie sainte des moines et non la vie laïque). Régulière me paraît – mais ce n'est que mon point de vue – être une pratique a minima. Le problème, quand la réalisation n'est pas stabilisée, c'est le risque de régression. Rigpa est régressif, d'après Yamantaka, et le kensho, sans une pratique qui consiste, a minima, à ne pas laisser le buffle s'échapper (qui est le 4ème tableau) revient sinon à régresser, du moins à se retrouver dans l'état de quelqu'un qui a gagné beaucoup d'argent au loto mais qui n'a pas été en mesure de faire fructifier son pognon et se retrouve un jour dans l'état de pauvreté qu'il avait avant (ce qui est aussi une régression, soyons clairs). Bon, j'admets que la métaphore du loto n'est pas terrible en l'occurrence, mais ça donne une certaine idée de la situation.
Il faudrait maintenant qu'un théravadin vienne nous confirmer qu'on peut marcher dans la rue tout en étant plongé dans nibbana.
À mon sens, bien que je ne sois pas théravadin (ce qui veut dire ici qu'il ne s'agit que de mon propre point de vue sur la base de ma propre expérience et non nécessairement le point de vue des théravadins), il ne faudrait pas voir Nibbana comme excluant la conscience de veille, surtout quand on est dans un état stabilisé comme l'était sans aucun doute Çakyamuni. Dans le Zen, nous avons une expression qui est "samadhi de Prajna". Ce samadhi-là (donc de Prajna) n'est pas à confondre avec les samadhis obtenus dans la pratique régulière (ou intensive) des Jnanas. Ces derniers ont la capacité d'abstraire le pratiquant des sensations et donc de la douleur. Mais le samadhi de Prajna est le samadhi de l'état naturel et non du mental sous contrôle (car là subsiste encore une dualité contrôleur/contrôlé). Comme on dit dans le Zen : "il y a souffrance, mais personne qui souffre".
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Flocon
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Dumè Antoni a écrit :Tu connais la signification de vraie nature dans le Zen ; c'est celle de "nature de Bouddha". Donc, l'Etat Naturel n'est pas autre chose que la nature de Bouddha.
OK, pas de problème.
Je reste un peu perplexe devant le choix du terme "état" par les pratiquants francophones du dzogchen, mais c'est davantage une curiosité de linguiste qu'une véritable interrogation. Je vais me renseigner à ce sujet.
ted a écrit :Je mettrais juste un bémol à ce que tu dis en remplaçant "stabilisé par une pratique intensive" par "stabilisé par une pratique régulière", non ?
En ce qui me concerne, je trouve que la régularité ne peut remplacer l'intensité. L'un ne va pas sans l'autre, naturellement, mais il m'a fallu "y aller à fond" (selon les termes qu'emploie Taikan Jyoji dans une des ses exhortations, je crois) pour devenir réellement bouddhiste et balayer mes hésitations : c'est alors seulement que ma pratique est devenue régulière. Ce doit être lié à mon caractère.

Zut, je me rends compte que Dumè avait écrit à peu près la même chose. Je laisse malgré la redondance : disons que mon expérience corrobore son point de vue.
Quand on sonde les choses, les connaissances s'approfondissent.
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Kong Tseu
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jules
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Je me demande si le terme "état naturel" ne serait pas employé simplement tel une indication habile propre à contrecarrer une certaine tendance à convoiter un état spécial. Ce serait donc l'avidité qui serait peut-être visée par là. Il me semble important de rappeler que tout enseignement est une réponse apportée sur la base d'une difficulté individuelle donnée, que d'une certaine manière il s'agit toujours d'aiguiller la personne en fonction des illusions qu'elle entretient. Donc "l'état naturel" ne serait rien en somme sans son contraire, "l'état spécial".
ted

Dumè Antoni a écrit : ...le kensho, sans une pratique qui consiste, a minima, à ne pas laisser le buffle s'échapper (qui est le 4ème tableau) revient sinon à régresser, du moins à se retrouver dans l'état de quelqu'un qui a gagné beaucoup d'argent au loto mais qui n'a pas été en mesure de faire fructifier son pognon et se retrouve un jour dans l'état de pauvreté qu'il avait avant (ce qui est aussi une régression, soyons clairs).

Pour le Zen, par exemple, kensho est situé au 3ème tableau de la pratique, alors que la libération est effective à partir du 8ème, mais je ne sais pas s'il y a un équivalent dans le Dzogchen ; il faudrait interroger Yamantaka ou JLA à ce sujet.
Dumé, pourrais tu rappeler stp le tableau du dressage du buffle ? Je m'en souviens plus trop. :oops:
Tu es d'accord pour dire quand même que l'éveil final est irréversible n'est ce pas ?
Dumè Antoni

Jules a écrit :Je me demande si le terme "état naturel" ne serait pas employé simplement tel une indication habile propre à contrecarrer une certaine tendance à convoiter un état spécial. Il me semble important de rappeler que tout enseignement est une réponse apportée sur la base d'une difficulté individuelle donnée, que d'une certaine manière il s'agit toujours d'aiguiller la personne en fonction des illusions qu'elle entretient. Donc "l'état naturel" ne serait rien en somme sans son contraire, "l'état spécial".
Non, du tout. L'état naturel est l'équivalent de la nature de Bouddha.

Voici un lien vers un texte de Jean-Luc Achard qui est sans aucun doute la personne la plus apte en France à parler du Dzogchen (je me suis permis – par ailleurs – de souligner un point important relativement à la vacuité et qui semble être source de confusion et/ou d'incompréhensions) :
Jean-Luc Achard a écrit :La confrontation directe à l'essence de l'état naturel est la pierre angulaire de toute la « Voie de la grande perfection ». Elle est donnée par le maître, dans une intimité spirituelle qui favorise la reconnaissance de cet état et qui ouvre l'esprit de l'adepte aux sublimités de sa propre nature. Cette nature s'exprime dans la coalescence de ce que l'on désigne comme la vacuité-clarté. La vacuité est ici l'aspect d'immensité céleste que le yogi expérimente au cours de sa méditation. Nue et immaculée, cette immensité est bien plus que l'absence d'existence inhérente qui anime les phénomènes : c'est la base même de l'état naturel qui accueille en son domaine originellement pur les prodiges de sa propre spontanéité. Cette dernière est l'expression manifeste de l'état naturel, expérimentée dans le recueillement méditatif sous la forme d'une clarté intense de l'esprit qui se sublime en manifestations visionnaires irisées. Pour approfondir l'expérience de cette confrontation, l'adepte doit méditer avec soin sur la source, la demeure et la destination des pensées, afin de réaliser que l'esprit est proprement insubstantiel. Dans ce but, il s'installe dans l'instantanéité de l'esprit, c'est-à-dire qu'il accède directement à son essence (grâce à la confrontation antérieure donnée par le maître) et il s'ouvre ainsi aux merveilles du vide et de la clarté indifférenciés. De cette manière, il se révèle à lui-même sa propre essence à travers une véritable connaissance expérimentale de l'état naturel. Cette connaissance ou acte de conscience de la réalité est ce que l'on désigne comme le discernement (rigpa). Celui-ci permet en effet de discerner clairement la purissime nature de l'esprit en la distinguant du processus de discursivité ou de discours intérieur qui caractérise l'esprit ordinaire. Au cours des périodes intermédiaires entre les sessions de recueillement méditatif, l'adepte réalise que son discernement s'exprime en fonction de trois modalités :

1. une essence vide qui est éprouvée comme primordialement pure, libre de concept et d'ignorance, et comparée au ciel sans nuage, c'est-à-dire à la spatialité de l'état naturel ;

2. une nature lumineuse et spontanément accomplie, semblable au ciel et expérimentée comme une clarté incessante et libre de toute élaboration intellectuelle ;

3. une compassion omnipénétrante, exprimée en un dynamisme multiple qui est comparé aux rayons du soleil.
source : http://jmaes.free.fr/enseignements/peltrulrinpoche.htm

Comme on pourra le constater à la lecture de ce texte, la réalisation de la vacuité/clarté de l'esprit n'est en aucun cas la conséquence de l'impossibilité de découvrir l'esprit. Il est simplement impossible à découvrir parce qu'on le cherche avec l'esprit discursif et dualiste (sems en tibétain), mais pas dans l'expérience de Rigpa ou du kensho.
Dernière modification par Dumè Antoni le 24 août 2015, 15:45, modifié 1 fois.
Dumè Antoni

Ted a écrit :Dumé, pourrais tu rappeler stp le tableau du dressage du buffle ? Je m'en souviens plus trop. :oops:
Voici les 10 étapes :

1- Chercher le buffle
2- Trouver les empreintes
3- Première apparition du buffle
4- Attraper le buffle
5- Domestiquer le buffle
6- Ramener le buffle à la maison
7- Le buffle oublié, le Moi seul existe
8- Le buffle et le Moi oubliés
9- Retour à la source
10- Se rendre au marché avec des mains secourables
Tu es d'accord pour dire quand même que l'éveil final est irréversible n'est ce pas ?
Bien sûr qu'il est irréversible. Il se situe à partir du 8ème tableau alors que le kensho est au 3ème. Je souhaite redire qu'il ne faut pas confondre le "non-né", qui est la traduction admise en principe par les théravadins pour désigner Nibbana, et réaliser le non-né qui est l'éveil, régressif et donc imparfait quand il s'agit de Rigpa (d'après Yamantaka et JLA) ou du kensho, s'il n'est pas poursuivi par les étapes qui suivent jusqu'à l'éveil final.
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jules
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Jean Luc Achards : « Voie de la grande perfection »... "cet état et qui ouvre l'esprit de l'adepte aux sublimités de sa propre nature"... "d'immensité céleste"... "pur les prodiges de sa propre spontanéité." etc.
Eh beh, de quoi éveiller de grandes ambitions. Smiley_robot
Dumè Antoni

Jules a écrit :Eh beh, de quoi éveiller de grandes ambitions. Smiley_robot
Même si le texte est assez peu adapté aux friands d'esthétique minimaliste, je déplore quand même que tu n'aies retenu que ça. C'est dommage, mais bon...
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Flocon
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Le texte me paraît très bon. Les expressions hyperboliques ont le mérite de souligner la différence entre "état naturel" et "état normal", que certaines formules mal comprises du Zen tendent à faire oublier.
Quand on sonde les choses, les connaissances s'approfondissent.
Les connaissances s'approfondissant, les désirs se purifient.
Les désirs une fois purifiés, le cœur se rectifie.
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jules
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Dumè : Même si le texte est assez peu adapté aux friands d'esthétique minimaliste, je déplore quand même que tu n'aies retenu que ça. C'est dommage, mais bon...
Je trouve le reste du texte intéressant. Cependant le fait d'user d'esthétique minimaliste ou hyperbolique (surtout à ce point) me semble primordial, cela dénote une intention de l'auteur qui n'est pas anodine, loin s'en faut. On voit une grande scission dans les textes quant au choix esthétique, ce n'est pas pour rien. Je n'ai pour ma part pas de préférence quant à ces deux modes d'approche, chacun est révélateur de la qualité du publique à laquelle l'auteur pense s'adresser et révèle par là ce qu'il pense être habile.
D'autre part tu déplores que je n'ai retenu que cela, mais ta manière de déconsidérer le problème est aussi révélatrice du manque de réflexion que tu as jusqu'ici voulu accorder à ce sujet : Les montagnes ont toujours deux versants Dumè.
Verrouillé