Tsongkhapa est sans doute mieux connu par beaucoup comme le grand réformateur du Bouddhisme dans le Tibet du XIVème siècle. L’impact de sa réforme a atteint de nombreux domaines du savoir intellectuel tibétain et de la pratique religieuse, tout en redéfinissant la place des institutions religieuses au sein de la société. Par exemple, la revitalisation monastique opérée par Tsongkhapa au Tibet a laissé une trace durable sur la vie éducative, sociale, et politique du pays, dont les conséquences se font encore sentir à ce jour. Dans le domaine philosophique, les impétueux arguments de Tsongkhapa selon lesquels le raisonnement critique se doit d’être un élément essentiel du chemin vers l’Ẻveil, sa nouvelle interprétation de la philosophie Prāsaṅgika-Madhyamaka, et l’union qu’il fait de l’épistémologie de Dharmakīrti et de la philosophie de la vacuité de Nāgārjuna telle qu’elle est lue par Chandrakīrti, ont tous contribué à l’émergence d’un courant de pensée philosophique éminemment influent au Tibet. Enfin, sa lecture systématique mādhyamika des enseignements de l’Anuttarayogatantra du Bouddhisme vajrayaniste a engendré une nouvelle façon de comprendre, aussi bien au niveau théorique que pratique, la convergence entre le Vajrayāna et nombre d’éléments clés du courant principal Mahāyāna du Bouddhisme.
Laissant de côté la question de leur effet ultime sur le Bouddhisme tibétain en son entier, les contributions de Tsongkhapa doivent être reconnues comme ayant grandement enrichi la tradition scholastique du Tibet, ainsi que sa vie religieuse. Toujours est-il que, d’après moi, Tsongkhapa ne peut pas être dépeint comme un genre de révolutionnaire. Il n’aspira ni ne fit en sorte d’établir quelque école révolutionnaire du Bouddhisme. « Revitalisation » plutôt que « révolution » peut être plus proche de la propre description qu’il fait de son entreprise. Ceci est, en un sens, comparable à l’estimation personnelle de Tsongkhapa quant au rôle joué par Nāgārjuna et Asanga dans le monde du Bouddhisme mahayaniste indien. Il les appelle tous les deux shingté seuljé chenpo (shing rta’i srol ‘byed chen po), signifiant littéralement « les grands initiateurs des voies ». Ils sont ainsi nommés car, selon la vision de Tsongkhapa, Nāgārjuna et Asaṅga, en fondant respectivement les écoles Madhyamaka et Chittamātra, ont élargi la « grande » voie du Mahāyāna. Tsongkhapa les voit comme les grands restaurateurs de la tradition bouddhiste mahayaniste.
Bien sûr, une bonne part de l’accomplissement de Tsongkhapa peut être attribuée à son époque et les circonstances de l’Histoire. Avec la venue d’Atīśa au Tibet durant le XIème siècle, la seconde dissémination du Bouddhisme dans ce pays y avait fermement rétabli la prédominance de l’école philosophique Madhyamaka de Nāgārjuna. Ensuite, avec la traduction effectuée au XIème siècle par Patsap Nyima Drak (né en 1045) du Prasannapadā et du Madhyamakāvatāra de Chandrakīrti, la littérature philosophique de l’école Prāsaṅgika-Madhyamaka devint plus accessible au Tibet. Jusqu’alors, l’école dominante de la philosophie mādhyamika au Tibet avait été celle de Śantarakṣita (env. 740 – 810): le Madhyamaka Svātantrika-Yogāchāra. De plus, avec la traduction des œuvres sur la logique et l’épistémologie de Dharmakīrti faite au XIème siècle et aussi avec la composition des premiers manuels indigènes sur la logique effectuée par Chapa Cheukyi Senggé (1109 – 69) et Sakya Paṇḍita (1182 – 1251), l’étude de la logique et de l’épistémologie bouddhistes était devenue bien établie au sein du corpus éducatif des grands centres d’étude monastiques. Nous savons qu’au temps de Tsongkhapa, les monastères de Sangp’ou et Sakya ont émergé comme les deux plus importants centres d’études philosophiques du Tibet Central. Ainsi, Tsongkhapa a dû hériter d’une bonne part de son intérêt pour la scholastique bouddhiste de sa période passée dans ces hauts lieux du savoir. La plus importante part de cet héritage fut sans doute la standardisation du premier Canon bouddhique tibétain : le Kangyour (traductions des écritures attribuées au Bouddha) et le Tengyour (traductions de la littérature commentariale indienne). Ce Canon normalisé assuma sa forme finale grâce à l’œuvre du grand encyclopédiste tibétain Bouteun Rinchen Droup (1290 – 1364) au milieu du XIVème siècle.
Sans doute que, pour Tsongkhapa, l’événement le plus important, qui eut un profond impact sur le climat intellectuel de l’ancien Tibet, fut le débat (ou les débats) initié(s) par un roi à Samyé vers la fin du VIIIème siècle. Les deux protagonistes du débat furent l’école subitiste (gcig bcar ba) de l’enseignant ch’an Hva-shang Mohoyen et l’école gradualiste (rim gyis pa) du Bouddhisme mahayaniste indien, représentée par Kamalaśīla (env. 760 – 815). Les sources tibétaines décrivent la dispute comme étant centrée sur la question de savoir si l’Ẻveil est atteint grâce à un processus prolongé de réflexion et de pratique ou bien sous forme d’une expérience instantanée. Le point crucial mis en cause était le rôle de l’analyse discursive sur la voie de l’Ẻveil. Le subitiste rejeta ce fait, tandis que le gradualiste insista sur son indispensable nécessité. D’où mon choix des deux termes caractérisant ici ces deux vues. Le débat représenta une rivalité, pour la domination au Tibet, entre deux formes distinctes de Bouddhisme. L’une des deux traditions était une version non scholastique et à tendance quelque peu béate du Bouddhisme Ch’an chinois ; l’autre était le Bouddhisme scholastiquement bien développé et monastiquement organisé de l’Inde. Selon l’ancienne littérature tibétaine traitant de la poursuite du débat, l’école indienne, représentée par Kamalaśīla et ses partisans tibétains, fut déclarée victorieuse. En conséquence, le souverain tibétain de l’époque, Trisong Détsen (730 – 845 ?), fit un décret royal, selon lequel, depuis ce jour,
… le peuple du Tibet devra maintenir la philosophie de Nāgārjuna. Il devra aussi s’engager dans la conduite quotidienne des six perfections et des dix actes vertueux. Au regard de la tradition méditative, il devra entraîner son esprit dans le développe-ment des trois sagesses et être fermement ancré dans la parfaite unité de la pacification mentale et de la vision supérieure, l’union des moyens habiles et de la sagesse.
Etant donné ces antécédents historiques, quand le XIVème siècle tira à sa fin, le temps fut pro-pice à la venue d’un grand réformateur à la vision synthétique. Sans ces conditions historiques, les contributions de Tsongkhapa auraient eu un impact et une importance bien moindres.
Self, Reason and Reality (Thupten Jinpa; éd. Rootledge & Curzon).
