Un animal n'est-il personne ?

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Dharmadhatu
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:D Pour en revenir à mon propos principal, il y a en philosophie bouddhiste une description des généralités (samanya) et des instances (vishesha).

Par exemple, dans le dernier chapitre du Traité du milieu (XXVII, analyse des vues), le traducteur rappelle au lecteur que sans établir de distinctions entre la généralité "je" et ses instances, il sera difficile de ne pas être confronté à des vues incohérentes. La généralité et ses instances sont une même entité (une même entité substantielle quand il s'agit de phénomènes impermanents) mais des opposés différents, bref, ne sont ni exactement la même chose ni ne sont totalement sans rapport.

:arrow: Ca veut dire que chaque individu a une généralité "je", sa personne en général, et que cette généralité "possède" plusieurs instances (prenons l'exemple du Bouddha):

Il y a la personne générale "Shakyamuni" et il y a ses instances: en tant que Siddhartha, le fils de Shudhhodana et de Mayadevi; il y a l'instance en tant que papa de Rahula, en tant que mari de Yashodhara, en tant que cousin d'Ananda et de Devadatta, en tant que Maître spirituel de la Sangha etc.

Mais il y a aussi les instances temporelles de la personne du Bouddha Shakyamuni: celle du matin de son Eveil, celle de l'après-midi, celle de 10 ans après etc. Et il y a les instances du passé: l'instance de la personne Shakyamuni de la vie antérieure, de la millième vie antérieure etc. C'est pourquoi le Bouddha parle bien de sa personne quand il évoque ses vies passées dans les Jatakas.

Au cours de certaines vies passées, il appartenait tour à tour à chacune des 6 classes d'êtres (Cf. La Liane magique de Kshemendra), et ça ne l'empêche pas de dire "Au cours de cette vie, j'étais un être infernal, au cours de celle-ci j'étais un cerf etc." Donc il a parfaitement conscience que son "je" ou sa personne en tant que cerf n'est pas la même chose que son "je" ou sa personne de Bouddha à l'instant T, mais il sait que ce sont des instances d'une seule et même généralité "la personne (ou le "je") du Bouddha" qui est désignée sur la base de la continuité de ses agrégats.

:idea: Donc "un animal" est une instance de la personne générale d'un individu qui est désigné en dépendance de la continuité de tout ou partie de ses agrégats, et qui tantôt sera humain tantôt un autre type d'être conscient, et un jour (le plus rapidement possible, et peut-être même avant nous tous réunis, qui sait ?) atteindra la libération par rapport aux agrégats contaminés.

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Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
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Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
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Flocon
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C'est intéressant, je n'avais jamais envisagé la question philosophique de l'animal sous cet angle.
Je ne suis pas certaine d'avoir compris ce que désigne exactement le terme samanya que tu traduis par "généralité", ni ce qu'est une "personne générale". Peux-tu réexpliquer?

Merci d'avance.
Quand on sonde les choses, les connaissances s'approfondissent.
Les connaissances s'approfondissant, les désirs se purifient.
Les désirs une fois purifiés, le cœur se rectifie.
Le cœur étant rectifié, on peut réformer sa personne.

Kong Tseu
Dumè Antoni

Comme tous les êtres sensibles, un animal a la nature de Bouddha. Qu'est-ce que ça signifie ? Ça signifie qu'un animal (tout animal) a son propre Dharmakaya. Toutefois, la "composante prajnique" (la "clarté" inhérente au Dharmakaya) n'éclaire pas sa conscience (principalement manas, la 7ème conscience, par où s'exprime le discernement), en sorte que l'éveil lui est (dans sa vie d'animal) inaccessible. Autrement dit, la nature sapientiale de l'éveil — indispensable pour que l'éveil s'imprime comme une réalisation consciente — lui est en quelque sorte interdite (pour des causes karmiques). Son Dharmakaya est un peu comme un soleil qui — bien que brillant et équanime (ce qui est le cas de Prajna) — ne parvient pas à éclairer la face cachée d'une planète (et qui reste donc toujours dans l'ombre). Sur le plan biologique, cette "face cachée" s'exprime par un cortex frontal insuffisamment développé, car il faut bien que le karma s'exprime dans la "matière" (un animal n'est pas structuré, sur le plan biologique, comme un humain). Le "mauvais karma" du chien, dans le kôan Mu de Joshu, par exemple, exprime ce fait.

On ne peut donc dire qu'un animal n'est personne. C'est au contraire une "personne" qui n'a pas accès à la composante sapientiale de l'éveil (et l'éveil est nécessairement de nature sapientiale) en raison de dispositions karmiques (s'exprimant par une structure corticale inadaptée) défavorables. Il est facile de voir que sur ce plan particulier de l'éveil, si le fait d'être un animal a un caractère rédhibitoire, le fait de naître humain n'implique pas que la brillance du Dharmakaya favorise l'éveil. Il faut donc que les humains puissent entendre le Dharma et surtout le mettre en pratique. Ce qui montre que certains humains ignorant du Dharma peuvent exprimer des composantes "animales" justifiant le fait que le monde animal est un état d'être et pas seulement une classe d'être.
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Dharmadhatu
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Dumè Antoni a écrit :Comme tous les êtres sensibles, un animal a la nature de Bouddha. Qu'est-ce que ça signifie ? Ça signifie qu'un animal (tout animal) a son propre Dharmakaya. Toutefois, la "composante prajnique" (la "clarté" inhérente au Dharmakaya) n'éclaire pas sa conscience (principalement manas, la 7ème conscience, par où s'exprime le discernement), en sorte que l'éveil lui est (dans sa vie d'animal) inaccessible. Autrement dit, la nature sapientiale de l'éveil — indispensable pour que l'éveil s'imprime comme une réalisation consciente — lui est en quelque sorte interdite (pour des causes karmiques). Son Dharmakaya est un peu comme un soleil qui — bien que brillant et équanime (ce qui est le cas de Prajna) — ne parvient pas à éclairer la face cachée d'une planète (et qui reste donc toujours dans l'ombre). Sur le plan biologique, cette "face cachée" s'exprime par un cortex frontal insuffisamment développé, car il faut bien que le karma s'exprime dans la "matière" (un animal n'est pas structuré, sur le plan biologique, comme un humain). Le "mauvais karma" du chien, dans le kôan Mu de Joshu, par exemple, exprime ce fait.

On ne peut donc dire qu'un animal n'est personne. C'est au contraire une "personne" qui n'a pas accès à la composante sapientiale de l'éveil (et l'éveil est nécessairement de nature sapientiale) en raison de dispositions karmiques (s'exprimant par une structure corticale inadaptée) défavorables. Il est facile de voir que sur ce plan particulier de l'éveil, si le fait d'être un animal a un caractère rédhibitoire, le fait de naître humain n'implique pas que la brillance du Dharmakaya favorise l'éveil. Il faut donc que les humains puissent entendre le Dharma et surtout le mettre en pratique. Ce qui montre que certains humains ignorant du Dharma peuvent exprimer des composantes "animales" justifiant le fait que le monde animal est un état d'être et pas seulement une classe d'être.
ba11 Magnifique ! Tu résumes parfaitement le pourquoi de la différence entre ce qui relève de la précieuse existence humaine et ce qui n'en relève pas.
Flocon a écrit :C'est intéressant, je n'avais jamais envisagé la question philosophique de l'animal sous cet angle.
Je ne suis pas certaine d'avoir compris ce que désigne exactement le terme samanya que tu traduis par "généralité", ni ce qu'est une "personne générale". Peux-tu réexpliquer?

Merci d'avance.
:D Il est très difficile de comprendre exactement ce qu'implique samanya ou une généralité, un universel (ou -sal) (je ne suis pas sûr de l'avoir moi-même compris ! ::mr yellow:: ), c'est d'ailleurs pourquoi l'ensemble de ce magistral ouvrage de Geshe Geroges Dreyfus: Recognizing Reality, est une enquête épistémologique de ce graal si important pour expliquer la façon dont une conscience reconnaît la réalité.

Les samanya et les vishesha existent dans certaines écoles hindoues et pour ces écoles, les samanya sont des catégories ontologiques dont l'existence ne dépend pas fondamentalement de leur instances. Autrement dit, pour ces écoles comme Vaisheshika, le tout est bien plus que l'ensemble de ses parties. Ceci est réfuté par les tenants bouddhistes comme Dignaga et Dhamakirti pour lesquel une généralité imprègne ses instances de telle sorte que si toutes les tasses à café du monde étaient détruites dans un tremblement de terre, la généralité "tasse à café" n'existerait plus qu'au titre d'une conception (une généralité de sens - arthasamanaya - qui n'aurait plus aucun référent là à l'extérieur). Il existe de nombreux débats sur le statut ontologique d'une généralité, même chez les philosophes occidentaux, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle est malgré tout considérée comme existante, et elle aide à reconnaître la réalité.

Comment ? Imaginons que la réalité ne soit composée que d'instances minimales: que Flocon de l'instant T soit une "brique" constitutive de l'univers, ontologiquement séparée de Flocon de l'instant U, autre brique constitutive. Hé bien, Monsieur Flocon qui connaît Madame Flocon de l'instant T ne pourrait pas reconnaître Madame Flocon de l'instant U; il faudrait continuellement refaire les présentations (un super truc contre la routine ! :lol: ).

Ce qui nous permet de reconnaître l'identité de quelqu'un même après des années, c'est que la personne Flocon de l'instant U est une instance de la généralité "Flocon". Comme cette instance est impégnée par cette identité générale, on peut reconnaître Flocon comme étant Flocon, même si "Flocon qu'on rencontre une nouvelle fois" n'est pas totalement identique à la personne "Flocon qu'on nous a présenté la première fois". La seule identité dans tout ça c'est que les instances participent de la même entité que leur généralité. Mais cette identité ne veut pas dire que toutes les instances elle-mêmes ont la même entité, car c'est impossible: Flocon d'hier n'existe plus, tandis que Flocon d'aujourd'hui existe. De même, la grande tasse à café en grès bleu dans le placard n'est pas la même entité que la petite tasse à café en carton vert sur la table, mais elles partagent la même identité de tasse à café dans le sens où la généralité "tasse à café" imprègne chacune d'elles.

Anne Klein explique ça très bien dans Knowledge and Liberation - Tibetan Buddhist Epistemology in Support of Transformative Religious Experience: http://dharmadhatou.wix.com/christophe- ... lite/c1l96

Voici un autre texte sur les généralités et les instances: http://media.wix.com/ugd/40f4f0_d3a9b72 ... 6f150c.pdf

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Flocon
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D'accord, merci.
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Kong Tseu
Robi

Dumè Antoni a écrit :C'est au contraire une "personne" qui n'a pas accès à la composante sapientiale de l'éveil (et l'éveil est nécessairement de nature sapientiale) en raison de dispositions karmiques (s'exprimant par une structure corticale inadaptée) défavorables.
Pour moi c'est précisément cela qui fait qu'on ne peut dire qu'un animal est une personne. C'est qu'il n'a pas la composante sapientiale (de l'éveil comme d'autres ouvertures à la réalité ou la vérité). Si on désigne l'homme d'homo sapiens c'est bien pour mettre en évidence cette particularité unique (sapiens=sagesse, raison, intelligence, savoir, connaissance, goût, jugement, etc). C'est cette particularité unique qui fait que seul l'homme (l'être humain) est une personne, le mot personne venant de persona (latin) qui désigne le fond unique de l'homme à savoir sapiens (d'où vient sapience, sapiential, etc...).
Dumè Antoni

Je comprends tes arguments, mais dans le Bouddhisme, un animal n'est pas seulement un animal, si j'ose dire ; il a la nature de Bouddha comme chacun d'entre nous et son impossibilité de s'éveiller (dans cette classe d'être) n'est qu'affaire de karma et non d'absence de personne. En gros, un animal est une "personne" (note les guillemets car un animal n'est pas une personne humaine) qui a un "mauvais karma". La Sapience, au sens prajnique, ou au sens du Bouddhisme, n'est par ailleurs pas l'équivalent à mon avis de la sapience qui définit l'état de l'homo sapiens (qui sait) ou encore de l'homo sapiens sapiens (qui sait qu'il sait). En effet, l'élément sapiential de l'éveil n'est pas (à ma connaissance) reconnu par la Faculté d'anthropologie en sorte que l'aspect sapiential de l'homme est tout simplement limité à la notion intime d'exister comme un individu à part doué d'une conscience et d'une intelligence discursive, voire d'une "âme", contrairement aux animaux. Du reste la reconnaissance de la souffrance animale est très récente en France dans le Code Civil ; jusqu'à peu, ils étaient considérés comme l'équivalent de meubles.
Robi a écrit :le mot personne venant de persona (latin) qui désigne le fond unique de l'homme à savoir sapiens (d'où vient sapience, sapiential, etc...).
Je ne suis pas convaincu par ta désignation, au moins au plan étymologique. Il est d'usage de parler d'une personne comme d'un humain, mais il arrive que l'on parle aussi d'une personne humaine (pourquoi insister sur le caractère humain de la personne si cette humanité lui est octroyée de fait ?) et également de l'homo sapiens sapiens (et là pourquoi insister sur la caractéristique sapientiale de l'humanité si cette caractéristique lui est acquise de fait ?). En tout cas, je pense qu'il faut distinguer l'être "animal" de sa définition (ou sa classification) qui est toujours arbitraire (même si elle repose sur des éléments concrets, ces éléments sont des caractéristiques qui sont des parties dont la somme n'est pas l'équivalent de l'être désigné). J'aimerais bien que Flocon (qui est linguiste, entre autre) nous donne son avis sur ce point.
ted

Dumè Antoni a écrit :Du reste la reconnaissance de la souffrance animale est très récente en France dans le Code Civil ; jusqu'à peu, ils étaient considérés comme l'équivalent de meubles.
Tout comme il n'y a pas si longtemps, certains africains étaient considérés comme des meubles par une certaine église complice de la traite négrière. :-( Donc, c'est pas demain la veille que ces gens là reconnaîtront leur spécisme et donneront des droits aux animaux. :-(
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jules
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Dumè : Du reste la reconnaissance de la souffrance animale est très récente en France dans le Code Civil ; jusqu'à peu, ils étaient considérés comme l'équivalent de meubles.
Plus, comme un "bien meuble" (article 528) ce qui soulignait sa valeur intrinsèque marchande.
C'est depuis le nouvel article (515-14) que l’animal est désormais reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité ».

http://www.30millionsdamis.fr/actualite ... s-le-code/
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Dharmadhatu
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:idea: Notons aussi que le persona latin vient des acteurs de théâtre qui portaient un masque pour (per) faire sonner (sona) leur voix vers l'auditoire; donc si on devait s'en tenir à une lecture strictement étymologique du terme, peu d'être humains seraient des personnes, même les acteurs ! ;-)

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