Dharmadhatu a écrit :Juste deux précisions: même si le terme alaya est issu d'une terminologie chittamatrine (dont une sous-école accepte 8 consciences), cela n'implique pas que le système du Dzogchen accepte lui aussi 8 consciences. Par exemple, dans Meditation on the Nature of Mind (p. 24-25; que je conseille à toute personne intéressée par ce domaine), Sa Sainteté le Dalaï Lama parle d'un niveau de pensée subtile (subtile type of thought, qui est donc l'alaya parce que pas encore rigpa, bien qu'inévitable au début).
L'alaya est une expérience qui existe aussi dans les pratiques hindoues (où divers samadhis sont aussi expérimentés), d'après ce qu'explique Sa Sainteté (dans Penser aux autres il me semble...), alors je ne pense pas qu'on puisse lui associer la notion de vacuité, en tout cas celle de vacuité d'essence propre (svabhava-shunyata); ou alors si une vacuité lui est associée, ça ne peut être qu'une vacuité d'altérité (parabhava-shunyata).
Je précise que je m'exprimais du point de vue du Zen et non du Dzogchen, bien sûr. J'avais comparé la Vue de Huineng à la méthode de ShenXiu. Bien sûr, on ne compare pas une Vue à une méthode, mais pour le cas de ShenXiu, on ne peut pas parler de Vue dans les documents dont on dispose.
Il existe peu de textes de ShenXiu car l'école du Nord n'a, pour ainsi dire, pas "survécu" dans l'histoire du Zen. En réalité, elle a survécu dans l'erreur d'interprétation du Zen chez certains adeptes, mais c'est accessoire, sauf peut-être dans son développement ultérieur hors Asie en particulier. D.T. Suzuki a cependant retrouvé un manuscrit, étrangement à la Bibliothèque Nationale de France, et l'a traduit puis commenté. Je vais reprendre l'essentiel des passages commentés pour qu'on ait une idée du Zen de ShenXiu, le tenant de l'école du Nord, et qui était considéré, dans le Sutra de l'Estrade, comme le "rival" de Huineng (le 6ème patriarche)
La gatha de ShenXiu était la suivante (traduction D.T. Suzuki) :
« Ce corps est l'arbre de la Bodhi
Le mental est comme un miroir brillant
Prends soin de le garder toujours net
Et ne laisse pas la poussière s'y amasser »
L'enseignement du manuscrit intitulé "L'enseignement des Cinq Voies de l'Ecole du Nord" précise :
1) l'état de Bouddha est illumination, et l'illumination consiste à ne pas éveiller le mental
2) Quand le mental est maintenu dans l'immobilité, les sens sont calmés et dans cet état s'ouvre la porte de la connaissance suprême
3) Cette ouverture de la connaissance suprême mène à la libération mystique du mental et du corps. Ceci pourtant n'est pas le quiétisme absolu du Nirvana des Hinayanistes, car la connaissance suprême obtenue par les Bodhisattvas comporte l'activité non-attachée des sens.
4) Cette activité non-attachée veut dire libération du dualisme mental-corps, libération dans laquelle la véritable nature des choses est perçue.
5) Enfin là est la voie de l'Unité menant au monde de la Réalité qui ne connaît ni obstacle ni différence. Telle est l'illumination.
D.T. Suzuki précise — en se basant sur la gatha de ShenXiu et aux commentaires auxquels elle a donné lieu par les disciples de Huineng par ailleurs — que "l'attitude de ShenXiu et de ses disciples mène inévitablement à la méthode quiétiste de la méditation. Ils enseignent la façon d'entrer en samadhi par la concentration et de purifier le mental en le fixant sur une pensée unique. Ils déclarèrent en outre que l'éveil des pensées illuminait un monde objectivé, alors que l'annihilation des pensées permettait de voir le monde intérieur."
Cette méthode est censée menée à l'Eveil et à la libération, mais la nature du Dharmakaya, ici, y est perçue comme une sorte de boule de cristal qui ne possède aucune couleur propre. Le cristal est, par lui-même, pur et parfait. Mais sitôt qu'il affronte le monde extérieur, il prend toutes les couleurs et les formes de la diversité. Si l'on montre un cristal "coloré" à des ignorants (au sens bouddhiste du terme), il concluront que la boule est malpropre et qu'il convient de la nettoyer pour qu'elle retrouve sa pureté. Il y a donc objectivation du Dharmakaya dans le point de vue de l'école du Nord, et sa vacuité inhérente doit donc être perçue comme un phénomène (la boule de cristal nettoyée).
Du point de vue de ShenXiu, la vacuité du Dharmakaya est bien phénoménale. Je pense qu'il ne fait pas de doute là-dessus. Est-ce que la méthode qu'il préconise conduit à la quiétude de l'absence de pensée (et donc Alaya), je crois que ça ne fait pas de doute non plus. Mais bien sûr, nous n'avons pas de retour de l'expérience Zen de ShenXiu et de ses disciples. Très vraisemblablement ShenXiu était un très grand maître et, sans Huineng, il est probable qu'il aurait été le 6ème Patriarche et que nous aurions été privés de la Vue subitiste de Huineng. Mais bon, on ne peut pas refaire l'histoire avec des hypothèses de cet ordre.