Dharmakaya

Dumè Antoni

Shalistamba a écrit :non, non et non ou du moins pas forcément
J'avais précisé "généralement". Je sais bien qu'il existe des phénomènes de décompensation telles que les "bouffées délirantes" qui peuvent ne plus jamais se reproduire et le patient va bien par la suite. Se prendre pour Jésus Christ ou Napoléon, même si c'est temporaire, c'est tout de même inquiétant quand ça arrive. Cela étant dit, je sais — hélas par expérience puisque j'ai un fils schizophrène — qu'il existe un protocole qui permet de distinguer une simple bouffée délirante d'une psychose installée, mais soit, j'ai bien compris qu'en ce qui te concerne, tu ne te classais pas dans les rangs des psychotiques. C'est plutôt rassurant ;-)
C'est pourquoi dans le soto on se méfie du Kensho, non pas parce qu'il n'existe pas mais parce que, en l'absence d'un maître qui a lui même fait l'expérience du Kensho, il n'est pas possible de distinguer le Kensho de Makyo. Dans le récit que fait Dogen de son propre Kensho, et malgré le fait qu'il ait été authentifié par son maitre, il me donne l'impression de douter de son propre kensho. Je peux te donner un grand nombre de citations qui vont en ce sens.
Je ne sais pas la lecture que tu as de Dôgen — et sans doute es-tu plus documenté que moi dans ce registre — mais je n'ai pas connaissance que Dôgen ait douté de son kensho ou satori. Dommage que Flocon, qui fréquentait ce forum, ne soit pas là (du moins en ce moment), mais elle connaît très bien Dôgen (elle lit le chinois et le japonais) et pourrait te garantir qu'il n'a jamais douté de son kensho/satori. Et du reste, on ne peut pas douter du kensho si on l'a vraiment. Si l'on doute, c'est que ce n'est pas un kensho, tout simplement ; et en soi c'est déjà un signe révélateur. De fait, on ne rencontre pas le maître pour qu'il nous éclaire sur notre propre réalisation quand on a le kensho, mais pour lui dire (lui montrer) que c'est fini : la barrière entre lui et nous est tombée. Le maître se retire et tu passes la "porte sans porte". C'est le sens de la transmission d'esprit à esprit. Bien sûr, un kensho n'est pas suffisant parce qu'il n'est pas libérateur, ce qui implique qu'on aura sans doute encore longtemps besoin d'un maître, mais dans le principe, ça ne change rien : kensho et satori sont identiques en ce qui concerne la certitude (la fin du doute).
Le maitre que je fréquente laisse entendre qu'il n'a pas eu le kensho, comme Shunryu Suzuki, d'ailleurs.
Je ne suis pas certain que Shunryu Suzuki n'ait pas eu le kensho. Le fait qu'il déclare (de mémoire car je n'ai pas le texte sous les yeux) au journaliste/philosophe (dans la préface) que le satori n'est pas la chose sur laquelle il convient de s'étendre n'indique pas qu'il ne l'a pas eu. Seule la femme de Suzuki le dit, mais d'après le texte, c'est sur le ton de la plaisanterie. Le philosophe/journaliste dit ensuite que Shunryu Suzuki ne parle jamais du satori dans ses entretiens (le livre "esprit zen, esprit neuf"), ce qui est faux. Suzuki évoque souvent le terme d'"illumination" et si ce n'est pas de satori ou de kensho qu'il parle, je veux bien me faire moine.
Tu ne peux pas mettre Chritophe André et Roland Rech dans le même sac ni même Mathieu Ricard, simplement parce qu'ils sont amis.
Dans l'émission "Sagesse Bouddhiste", ils sont ensemble sur le même plateau. Le sac, ici, c'est l'émission et il ne fait aucun doute qu'ils y étaient tous les deux. Quant à Matthieu Ricard, s'il n'était pas dans l'émission de Sagesse Bouddhique, il était avec Christophe André dans l'émission "la tête au carré" à propos du bouquin de réflexion qu'ils partagent avec le philosophe Alexandre Jollien. Je n'ai pas lu le bouquin (et sans doute ne le lirais-je jamais), mais ce n'est pas du même acabit que "le moine et le philosophe", que Matthieu Ricard a réalisé avec son père, parce que là, il y avait une opposition de vues. Mais bon, je veux bien reconnaître que les intérêts de MR ne sont pas nécessairement ceux de AC ni même de AJ, mais leur collaboration n'est pas de nature à faire la part de ce qui relève du Bouddhisme, de la thérapie ou encore de la philosophie. C'est un peu de tout et quand il y a confusion, j'appelle ça du new age.
Pourtant faire l'expérience de la vacuité n'est pas difficile mais c'est plutôt une profondeur supplémentaire.
Nous ne devons pas parler de la même vacuité. Celle qui est associée à Prajna dans le Dharmakaya n'est pas une expérience si simple à faire. Je crois qu'on peut compter ceux qui la font "sur les doigts d'un moignon" (façon de dire que c'est très rare).
Sönam a écrit :On parle de "conscience intrinsèque" ... par rapport au autres consciences (sens, alaya ...)
Je ne connaissais pas cette expression et ne sait pas trop ce qu'elle recouvre. Désolé de ne pas comprendre son lien avec le Dharmakaya.
Dans le dzogchen, là aussi, l'éveil est la reconnaissance du dharmakaya par lui-même (bien que ce ne soit pas exprimé de la même façon).

"Au moment précis du surgissement de la conscience intrinsèque de la base, « les huit apparitions spontanées de la base » apparaissent naturellement. À ce moment, en n’appréhendant pas ces apparitions comme autres et en les réalisant comme rayonnement naturel [ou radiance spontanée] (gDangs) avec un esprit pur (gZu-Bo’i Blos), les mouvements (‘Gyu-Ba) de la conscience intrinsèque cessent d’eux-mêmes. Dans un premier temps, en réalisant l’essence propre des apparitions spontanées, la réalisation du sens véritable se développe … Dans un deuxième temps, les illusions sont dissipées et la perfection de sagesse primordiale se développe. C’est le développement de la base elle-même en tant que résultat de l’illumination. Cela s’appelle la ré-illumination [ou auto-libération] par la réalisation de l’essence, la bouddhéité primordiale. Avoir dissous les apparitions spontanées dans la pureté primordiale et être devenu illuminé en la base avant tout, s’appelle également Le seigneur de la bonté universelle [le bouddha primordial]."
Ok, je comprends un peu mieux ce qu'on entend par "conscience intrinsèque" dans le Dzogchen ; je pense qu'il s'agit de la reconnaissance du Dharmakaya par lui-même. Cette reconnaissance est effectivement consciente (elle se fait dans la conscience) mais est en réalité le fait de Prajna (sans laquelle il ne peut y avoir de reconnaissance), car Prajna est spontanée dans le Dharmakaya et non dans la conscience ; Prajna est dans la conscience quand il y a éveil (à sa nature de Bouddha) et non avant.
Une base ne veut pas dire la seule base, mais la même base.
Je ne contredis pas cela. Mais la même base ne veut pas dire une base commune. Par exemple, tous les hommes naissent d'un père et d'une mère (le principe est le même pour tous) mais tous les hommes n'ont pas le même père et la même mère.
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Dharmadhatu
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jules a écrit :
Dharmadhatu : D'ailleurs tout et la totalité sont deux et donc différents, ils sont mutuellement inclusifs et même synonymes (car le référent est le même).

FleurDeLotus
A propos de référent justement, (excuses moi si je m'arrête là dessus), ça demande un effort de concentration de trouver le référent du terme Dharmakaya ou Eveil, ou Dharma. C'est plus facile avec le mot table par exemple, quoi que, va dire ça à un nourrisson.
Cet effort de concentration doit sans doute être orienté pour qu'un sens puisse découler de ces termes, c'est un peu comme si en voyant ce mot (dharmakaya) avant d'avoir trouvé à quoi il se réfère, il fallait prendre la décision de trouver ce référent ce qui impliquerait une orientation active de la recherche. Puis, quand un sens apparaît il faut encore l'approuver. Ce sont des opérations de la volonté tout cela, j'ai l'impression.
Mais encore faut-il trouver le référent du terme volonté et se mettre d'accord là dessus.
Référent : Être ou objet auquel renvoie un signe linguistique dans la réalité extralinguistique telle qu'elle est découpée par l'expérience de tel ou tel groupe humain.
http://www.larousse.fr/dictionnaires/fr ... rent/67446
jap_8 Oui, cette question du référent du terme Dharmakaya, comme la question de toute relation entretenue par tout terme et tout référent, implique un consensus volontaire, c'est vrai.

Par exemple, de nos jours, un certain nombre de traductions rendent le sanskrit paramartha et le tibétain don dam pa par absolu et, sur ce point, c'est Dumè qui a raison: l'absolu n'est pas bouddhiste. L'absolu devrait toujours être employé dans le Bouddhisme en tant que negandum (pratishedhya, dgag bya) et non pas sous la forme affirmative. De telle sorte que Gyelwa Longchènpa n'a jamais parlé de vérité absolue (et pour cause, il s'exprimait en tibétain ::mr yellow:: ) mais de don dam bden pa. Or des gens ont fait le choix volontaire de traduire vérité ultime par vérité absolue, de traduire Dharmakaya par corps absolu etc., ce qui, au regard du message principiel du Bouddhisme, est un contre-sens: le message libérateur du Bouddha est qu'il n'y a jamais eu quoi que ce soit d'absolu, pas même la négation d'un tel absolu...

Pour les néophytes (et pas que), lire "vérité absolue" laisse à penser qu'il puisse y avoir quelque chose (la vérité ultime en l'occurrence) qui puisse être doué d'existence absolue, et c'est bien sûr réfuté par le 3ème sceau bouddhiste: tous les phénomènes sont vides et sans soi.

:arrow: C'est pourquoi il y a l'usage du débat chez les Tibétains (les laïcs s'y mettent aussi depuis peu et les moines bönpos sont très forts à ce qu'il paraît): l'art de remettre en question des définitions; ces définitions permettent de cerner le référent des termes qu'on emploie. Si par exemple on devait débattre (comme on a eu l'occasion bien des fois sur Nangpa, ce dont je vous remercie tous sincèrement) sur ce qu'est la vérité ultime dite "absolue" dans certaines traductions, alors on n'aurait aucune chance d'absolutiser cette vérité ultime car on verrait qu'elle n'a d'existence que conventionnelle; on verrait alors que "vérité absolue" est une expression dont le référent n'a d'absolu que la négation pure et simple de tout absolu et donc que le terme renvoie à l'absence de son référent (ce qui le rend contre-productif, ou lui donne peut-être seulement un statut d'ironique bizarrerie langagière...).

FleurDeLotus
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Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Serge Zaludkowski

Dumè Antoni a écrit : ...
Une base ne veut pas dire la seule base, mais la même base.
Je ne contredis pas cela. Mais la même base ne veut pas dire une base commune. Par exemple, tous les hommes naissent d'un père et d'une mère (le principe est le même pour tous) mais tous les hommes n'ont pas le même père et la même mère.
On est bien d'accord ...

Avec un peu de persévérance on y est arrivé. :cool:
shalistamba

mais je n'ai pas connaissance que Dôgen ait douté de son kensho ou satori.
"Ce fameux récit des circonstances de l'illumination de Dôgen n’apparaît pas dans ses propres écrits" mais dans le Sanso gyôgoki.
Dans le recit même :
"Tiantong dit : "Le corps et l'esprit dépouillés, tu t'es dépouillé du corps et de l'esprit."
Dogen dit : "C’était la maîtrise d’un instant. Ne me certifiez pas inconsidérément."

Si ce n'est que la maîtrise d'un instant c'est que lui-même n'était pas sûr et que par conséquent il ne voulait pas être certifié trop vite.

"Puisque vous ignorez votre propre devenir, comment pourriez-vous augurer de celui des autres?, écrit Dogen dans Instructions au cuisinier zen. Si vous mesurez les manques des autres en prenant pour norme vos propres manques, comment ne commettriez-vous pas d'erreurs? Les hommes diffèrent en âge et en facultés, mais dans la voie ils sont tous égaux. En outre, il se peut que celui qui hier a mal agi, agisse bien aujourd'hui. Qui est un saint? Qui est un homme ordinaire? Personne ne le sait."

Je n'ai pas le courage de chercher dans le Shobogenzo mais il dit à plusieurs reprises qu'un bouddha ne sait pas forcément qu'il est un bouddha. Le kensho et à plus forte raison l'éveil devrait impliquer que celui qui s'éveille sache qu'il est un éveillé lorsque c'est le cas.

En revanche, le titre même de shobogenzo désigne la Vue Juste (le trésor de l’œil) et c'est bien ce qu'il tente de transmettre.
shalistamba

tu ne te classais pas dans les rangs des psychotiques.
Le fait même de me transformer momentanément en troll, m’inquiète un peu... même si j'ai le sentiment de maitriser le phénomène. Les gens qui font des expériences de chamanisme se transforment momentanément en schizophrène, mais peuvent revenir à l'état normal quand il le souhaite. J'ai lu des truc sur la psychasthénie chez Janet, les patients ont une relative maitrise des phénomènes de décompensation... mais il faut une bonne hygiène de vie (pas d'alcool, pas de café, des horaires de sommeil fixe, etc...)

Par ailleurs, Il y a un grand nombre de philosophes qui décompensent. Sartres buvait énormément d'alcool et de café, écrivait d'une traite en mode automatique et publiait des livres non terminés, non retravaillés. Descartes dont on fait souvent le symbole de la rationalité raconte que toute sa philosophie lui est apparu en rêve. On pourrait refaire toute l'histoire de la philo de ce point de vue... Nietzsche, Batailles... quelle bande de fous!

Par contraste, le maître que je fréquente me semble avoir les genoux bien par terre.
shalistamba

Nous ne devons pas parler de la même vacuité.
Justement, il n'y en a qu'une vacuité. Que l'on parle de Dieu, du Soi ou du Non-soi , on parle de la même expérience de la vacuité mais cela n'implique nullement que l'on comprenne de quoi on parle. On ne devrait même pas pouvoir en parler. Pourtant, c'est le soûtra du Cœur qui en parle le mieux dans le passage qui commence par "dans la vacuité il n'y a pas de formes, pas de sensations" et se termine par "il n'y a pas de sagesse, pas de fruit ni d'absence de fruit". C'est pourquoi dans le zen Soto nous ne méditons pas sur des koans (ce qui en ferait une technique) et que la méditation est dite "sans objet". La non-pensée dont parle Dogen se situe entre deux pensées. Il y a un va et vient permanent entre la pensée et la non pensée tant et si bien qu'il n'est pas si difficile de penser à partir de la non-pensée. On constate alors que ce n'est plus le "moi" qui pense. Curieusement ce n'est pas une expérience froide, de vide mais bien une expérience chaleureuse, de plein... En même temps il ne faut pas trop s'attacher à ce type d'expérience sinon comme le dit très bien Upasika Kee Nanayon on n'avance plus. L'important étant de se défaire de ses illusions et de ses poisons mentaux.

En deux mots pour conclure : Le point commun entre Mathieu Ricard, Alexandre Jollien, Roland Rech et Christophe André c'est l'idée que c'est en se changeant soi-même que l'on change le monde (révolution intérieure) à la différence de Jean-François Revel qui explique bien dans le Moine et le Philosophe que pour lui, il faut d'abord réformer la société, ce qui est pour lui son rôle d'"intellectuel"... le bas peuple n'ayant qu'à s'y conformer, de gré ou de force. Pour Mathieu Ricard cela ne peut marcher que par le biais de l'éducation.

Maintenant ce qui distingue Rolland Rech, c'est à dire le Zen Soto des autres (Ricard, Jollien, André) c'est que zazen n'est pas une technique (et encore moins une technique de bien être, ou de développement personnel) Zazen ne vise pas l'éveil comme un âne viserait une carotte au bout d'un bâton. Zazen est le déploiement du cœur de l'éveil... qui du coup, se déploie en dehors du Dojo dans la vie quotidienne.

Sur Wikiditn'importequoi on lit "Le zen est une branche de bouddhisme mahāyāna qui insiste sur la méditation (dhyāna) à partir de la posture assise dite de zazen." Zen est la transcription de tch'an qui est la transcription de dhyāna
Et pourtant, il y a au moins deux occurrences dans le Shobogenzo où Dogen dit Zazen n'est pas le dhyāna. "« La méditation assise [zazen 坐禅] n’est pas l’exercice du dhyâna [shuzen習禅] » La manière de la méditation assise [Zazengi] ( Shôbôgenzô - tome 6)
Yoko Orimo, la traductrice explique que si zazen n'est pas le dhyāna c'est parce que pour Dogen le dhyāna est une technique qui vise à produire un effet: le satori. Zazen ne vise pas à produire quoi ce soit, il est lui-même satori.
Dumè Antoni

shalistamba a écrit :"Tiantong dit : "Le corps et l'esprit dépouillés, tu t'es dépouillé du corps et de l'esprit."
Dogen dit : "C’était la maîtrise d’un instant. Ne me certifiez pas inconsidérément."

Si ce n'est que la maîtrise d'un instant c'est que lui-même n'était pas sûr et que par conséquent il ne voulait pas être certifié trop vite.
Je vois ce que tu veux dire, mais je ne pense pas qu'il s'agisse-là d'un doute ou d'une incertitude au sens courant du terme. De mon point de vue, il s'agit plutôt d'un instant (lequel est plus ou moins bref mais peut durer aussi quelques mois) de bouleversement, voire de sidération. C'est tout à fait naturel et je vais essayer d'expliquer cela à travers ma propre expérience et celle de D.T. Suzuki (dans "derniers écrits au bord du vide").

Pour ce qui me concerne, l'expérience s'est déroulée lors de la première séance de zazen, un matin de l'inauguration du zendo de la Falaise Verte par Taitsu Kohno Roshi (juin 2010). Je ne vais pas décrire l'expérience dans le détail, car ça ne servirait à rien pour l'explication, mais un moment vint la réalisation de l'anatman (qui s'exprima très précisément en moi par la phrase consciente "il n'y a pas d'esprit"). Quand la clochette sonna, annonçant la fin de zazen, j'étais littéralement bouleversé. Je ne savais que penser de cette expérience mais je me souviens avoir pensé que cette "absence d'esprit" était certainement un makyo, parce que toutes les traditions, y compris bouddhiques, ne nient pas l'existence de l'esprit (c'était du moins l'idée que j'en avais jusqu'alors). Toute la matinée et jusqu'au tensho de l'après midi, j'étais torturé par cette expérience car je ne savais vraiment pas comment l'interpréter à cause du bouleversement qu'elle avait opéré dans mes convictions jusqu'alors. Au tensho, donc, Taitsu Kohno Roshi nous parla un moment du satori de Daïto Kokushi et il dit ceci : "de ce point où il avait les cinq sens fermés, où il n’y avait plus rien, le Maître Daïto Kokushi réalisa tout d’un coup qu’il n’entendait pas la pluie avec ses oreilles mais il voyait la pluie avec ses oreilles, de la même façon qu’avec ses yeux il pouvait aussi l’entendre. En fait, à cet instant, il avait découvert sa vraie nature et il réalisait que le monde entier, c’était lui. Mais on ne peut pas comprendre cela si l'on a pas réalisé la vacuité de l'esprit" Et là, tous mes doutes sur mon expérience s'écroulèrent d'un seul coup. Mais je dus attendre 4 mois, quand T.Jyoji est venu me rendre visite en Corse pour animer une sesshin dans mon zendo. J'avais, auparavant dit à mon épouse : "s'il ne reconnaît pas mon expérience, c'est qu'il n'a pas le kensho". Jyoji et moi nous sommes retrouvés seuls tout un après-midi chez moi, avons conversé et je lui ai décris dans le détail ce qui s'était passé pour moi lors de l'inauguration du Zendo à la Falaise Verte. Je peux donc t'assurer sans réserve que Jyoji a bien eu le kensho :lol:

Pour ce qui concerne D.T. Suzuki, voici ce qu'il écrit (extrait) à propos de son kensho : "Après kensho, je n’étais pas complètement éveillé à mon expérience. C’était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de réalisation devait se révéler plus tard, aux Etats-Unis, lorsque j’entendis cette sentence zen : « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux."

Donc, je pense que ce qui paraît être une incertitude pour le satori ou kensho de Dôgen me semble être davantage du ressort du bouleversement ou de la sidération. Mais passé ce délai plus ou moins long, il n'y a plus de doute après et la validation vaut autant pour l'élève que pour le maître.
Par ailleurs, Il y a un grand nombre de philosophes qui décompensent. Sartres buvait énormément d'alcool et de café, écrivait d'une traite en mode automatique et publiait des livres non terminés, non retravaillés. Descartes dont on fait souvent le symbole de la rationalité raconte que toute sa philosophie lui est apparu en rêve. On pourrait refaire toute l'histoire de la philo de ce point de vue... Nietzsche, Batailles... quelle bande de fous!
Je ne sais pas s'il faut les considérer comme fous (Nietzsche, peut-être, parce qu'il était syphilitique, mais j'en doute). L'alcool et les substances toxiques en général peuvent bien sûr altérer le mental. Mais je peux te dire en connaissance de cause, pour écrire des romans, que je dois être un peu fou aussi. J'interprète ça comme une sorte de tension intérieure qui doit être résolue, un peu comme en musique quand l'accord de dominante V se résout sur l'accord de tonique I. Cette résolution (je préfère ce mot à celui de décompensation) est nécessaire et saine. Une saine folie, ça existe ? Je pense que oui.
Dernière modification par Dumè Antoni le 23 février 2016, 10:26, modifié 1 fois.
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Dharmadhatu
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Shalistamba a écrit :C'est pourquoi dans le soto on se méfie du Kensho, non pas parce qu'il n'existe pas mais parce que, en l'absence d'un maître qui a lui même fait l'expérience du Kensho, il n'est pas possible de distinguer le Kensho de Makyo.
:D Pourrais-tu préciser ce que tu entends par makyo ? Parce que dans le BT aussi, il y a de grands risques que des gens soient persuadés qu'ils pratiquent le Dzogchen et/ou le Mahamudra alors qu'ils peuvent n'avoir reconnu que l'alaya (et non rigpa) simplement parce que ces 2 ont pour nature d'être en-deçà des conceptions.

FleurDeLotus
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Dumè Antoni

Shalistamba a écrit :Justement, il n'y en a qu'une vacuité.
Euh, pas vraiment. Dans le Bouddhisme, on distingue (entre autre chose) l'interdépendance phénoménale qui est la vacuité des phénomènes, et celle du Dharmakaya, qui n'est pas une vacuité phénoménale (et que l'on pourrait sans doute appeler la vacuité de la vacuité, si l'on voulait en parler en des termes intelligibles, sans pour autant épuiser le sujet). Et je ne parle pas de tout ce qui est vacuité d'altérité et d'autres choses qui sont du ressort de la philosophie bouddhique mais que je préfère laisser à Dharmadhatu et d'autres s'ils le souhaitent le soin d'en parler. Personnellement, quand je parle de vacuité, je me réfère à mon expérience et je refuse de la placer dans le rang de la vacuité inhérente aux phénomènes.
Dumè Antoni

Dharmadhatu a écrit :Pourrais-tu préciser ce que tu entends par makyo
Tu poses la question à shalistamba et il te répondra de son côté.

J'avais pour ma part écrit un texte pour expliquer ce qu'est un makyo. Je reproduis ici ce texte, un peu long, pour en faire profiter les lecteurs :

Dans le Zen, un makyo est une expérience "mystique" non sapientiale . Elle accompagne souvent un samadhi et, à cause de son intensité, est parfois prise (à tort) pour un kensho. Il ne s'agit de rien de plus qu'un fantasme. Il importe donc de bien détecter les makyo d'une véritable expérience zen (kensho), laquelle est non seulement visionnaire mais également sapientiale. Les kôans secondaires sont d'ailleurs destinés à prouver que l'expérience visionnaire est également sapientiale, ce qui évite les erreurs graves. Il est donc important, quand on fait une expérience "mystique" de ne pas se tromper (d'où l'importance de la confrontation au maître).

Je vous propose un exemple de makyo relaté par Hakuin et rapporté dans un ouvrage ("Contes du buisson épineux" de Myoki Soseki) :

« Il y avait une vieille femme qui habitait Hara qui entendit Hakuin dire dans une conférence : "L'esprit est la Terre Pure et le Corps lui-même le Bouddha Amitaha. Lorsque apparaît le Bouddha Amitabha, les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe irradient une grande lumière". Cette dame trouva la formule un peu énigmatique. Elle y pensait jours et nuits. Un jour, alors qu'elle lavait un récipient, une grande lumière jaillit dans son esprit. Elle laissa tomber son récipient et accourut vers Hakuin : "Le Bouddha Amitabha est entré en moi. Les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe rayonnent magnifiquement. C'est merveilleux !". Hakuin répondit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Elle le poussa et cria : "Ah, on voit bien que tu n'es pas encore illuminé, toi !". Hakuin éclata de rire

Cette histoire montre que la femme a eu une expérience visionnaire proprement merveilleuse. Elle collait exactement à ce que disait Hakuin et était la conséquence d'une grande fixation mentale (samadhi "indirect") puisque elle y pensait jour et nuit. Pourtant, elle n'a rien réalisé parce que rien, dans ce qu'elle avait expérimenté, n'était sapiential, c'est à dire de nature à lui faire comprendre, sans qu'aucun doute ne vienne troubler cette compréhension, la véritable nature de la Terre Pure et qui est Amitabha. Elle avait pris les mots d'Hakuin à la lettre (au point de les rapporter littéralement) et une expérience de type fantasmagorique lui était arrivée. Dans la mystique chrétienne, on aurait sans doute volontiers associé cette expérience à une expérience mystique. Ça n'aurait pas été Amitabha mais peut-être des anges ou encore la Vierge. Et cette dame aurait sans doute été considérée comme une sainte ou une grande mystique . Mais dans le Zen, l'expérience de cette dame ne vaut rien. C'est un makyo. Et Hakuin ne mâche pas ses mots puisqu'il lui dit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Si elle avait été un bonze, il aurait pris 30 coups de bâton.

Cela étant, il ne faut pas ridiculiser les personnes qui ont des makyo ni dévaloriser cette expérience. Ce genre d'expérience arrive fréquemment dans la pratique et signe généralement une intense concentration prolongée (samadhi). A titre personnel, j'avais fait une expérience de ce genre après Powa . A cette époque, je pratiquais également le Hatha Yoga avec André Van Lysebeth (je ne pratiquais pas encore le Zen). Quand je lui ai raconté mon expérience (renouvelable à volonté), il m'a dit que j'avais ouvert un chakra (Van Lysebeth avait été un adepte du tantrisme avant de devenir le professeur célèbre, aujourd'hui disparu, que certains ont peut-être connu). Bien que cette expérience m'ait profondément marqué à l'époque, avec le Zen, j'ai compris que ce n'était qu'un makyo.

Donc, la différence entre un kensho (ou un satori) et un makyo est l'aspect sapiental dont le makyo est privé. Un autre makyo possible est l'expérience d'un blackout assimilé à la vacuité. Hakuin disait que "le Dharmakaya, bien que brillant, est noir comme laque". Mais "noir comme laque" ne signifie pas "blackout total". Cela signifie que le "Grand Miroir Parfait" est impénétrable à la vue (dualiste) car il ne peut se révéler à lui-même qu'en étant lui-même par un mouvement de retournement. Et le retournement de l'esprit sur lui-même révèle sa propre Vacuité. Cette révélation est non seulement visionnaire mais également sapientale car la vacuité est reconnue comme la nature même de l'esprit. Et cela est la "brillance" du Dharmakaya (dans la bouche d'Hakuin), c'est à dire sa "Clarté " qui en définit son aspect sapiental.

Un makyo peut prendre plusieurs formes. Au sens littéral, les makyo sont des "fantômes" qui s'accrochent à des arbres ou aux herbes (c'est comme ça, semble-t-il, qu'on se représente les fantômes au Japon). Certains maîtres zen avancent même que le souhait (du Bodhisattva) de libérer tous les êtres du samsara relève d'une forme de makyo. Et alors, ce makyo est le dernier obstacle à passer pour atteindre la libération totale et définitive. Le dernier Makyo de Çakyamuni lui avait été envoyé par Mara . En fait, les makyo sont autant des obstacles que des mesures de la progression sur le sentier (et en cela, ils sont utiles). Passer les obstacles signifie simplement "ne pas se laisser abuser par nos croyances" (par nos makyo). On peut donc parfaitement être sous l'emprise d'un makyo toute sa vie. Il faut se rappeler que les makyo accompagnent la pratique du méditant jusqu'à la libération complète et définitive. De fait, quand un kensho est considéré comme un éveil complet (par certains méditants qui ne se font pas suivre par des maîtres qualifiés), ce kensho là, bien qu'authentique, est en réalité un makyo (mais d'une forme très subtile). Heureusement, il ne dure pas indéfiniment car le méditant est bien obligé de réaliser qu'il n'est pas totalement libéré (s'il vit suffisamment de temps pour ça et s'il se confronte à des obstacles qui vont lui faire réaliser qu'il est encore sous l'emprise de situations adverses). Je n'ai pas connaissance, dans le Zen, de méditants qui aient volontairement abandonné la pratique après le premier kensho au prétexte qu'ils étaient arrivés au bout. Ce qui montre que le kensho n’est pas, fondamentalement, de la nature de l’illusion. Quand on pense être arrivé au bout et qu'on s'y tient alors que ce n'est pas le cas, cela prouve simplement que la profondeur du kensho était insuffisante. C'est le seul cas où l'on peut parler de régression du kensho en ce sens qu'il s'est tout bonnement transformé, subtilement, en makyo. On voit qu'il est très important de ne pas sous-estimer les makyo.
Dernière modification par Dumè Antoni le 23 février 2016, 10:53, modifié 2 fois.
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