Distinguer les domaines des discours conventionnel et ultime

Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jap_8 Un court extrait du Chapitre qui précède celui que j'avais posté ailleurs sur les deux sens du mot ultime.

Examinons comment et à quel titre Tsongkhapa établit la distinction ci-dessus. Cela nous permettra de traiter la question des diverses implications logiques et philosophiques de celle-ci. Dans le Gongpa Rabsel, Tsongkhapa fait allusion à une histoire figurant dans le commentaire de Buddhapālita sur le Mūlamadhyamakakārikā de Nāgārjuna. L’histoire raconte le désaccord entre deux personnes concernant la véritable identité d’une représentation peinte sur une fresque. L’un avance que la déité tenant un sceptre dans sa main droite est Indra tandis que l’autre affirme que c’est Viṣnu. Comme ils ne peuvent eux-mêmes résoudre le débat, ils abordent une troisième personne pour les départager. Mais l’arbitre résout le désaccord de la manière la plus invraisemblable : il conclut que, puisque l’objet en question est un simple dessin, ce n’est ni Indra ni Viṣnu et donc aucune des deux parties n’a raison ! Buddhapālita dit qu’en vérité c’est l’arbitre lui-même qui est dans l’erreur. La morale de l’histoire est celle-ci : en affirmant simplement que l’identité du sujet débattu est un simple dessin (donc, ni Indra ni Viṣnu eux-mêmes), l’arbitre est totalement passé à côté du problème. Que ce soit un dessin n’est pas la question ; c’est une assomption commune aux deux protagonistes du débat. La question est l’identité du personnage représenté dans l’image. Donc en un sens, l’arbitre a commis une erreur : il est sorti du domaine de leur discussion pertinente en associant deux perspectives distinctes. C’est pourquoi son affirmation, selon laquelle aucune des deux parties n’a raison, n’a simplement aucune place dans le cadre de la conversation en cours. Par conséquent, la question de savoir si le verdict qu’il a rendu est vrai ou faux ne se pose même pas.

Thupten Jinpa (Self, Reality and Reason; Rootledge & Curzon, p. 42).

Amitié FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Longchen
Messages : 1120
Inscription : 15 avril 2010, 12:25

Oui, donc répondre à la question qui est posée, là où elle est posée.

Pour ces deux personnes -en l’absence d’une troisième personne pour les départager- on peut imaginer qu’elles vont devoir aller étudier chacune de leur côté de longues heures à la bibliothèque pour trouver des arguments à présenter à l’autre partie !
jap_8 merci Manjushri !
L’instant présent 🙏
Avatar de l’utilisateur
jules
Messages : 3228
Inscription : 15 février 2009, 19:14

En même temps, je trouve la position du juge pas inintéressante. C'est vrai qu'il ne départage pas ces deux là sur le terrain sur lequel a lieu le débat, mais il apporte justement quelque chose malgré tout, une sorte de vue rendant obsolète un certain référentiel dans lequel précisément le débat trouve sa raison d'être.
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

La suite:

Tout comme dans l’histoire, Tsongkhapa fait une distinction entre deux cadres spécifiques du discours, à savoir, ce qui appartient à la réalité de notre monde quotidien de convention, et ce qui appartient au statut ontologique ultime des choses et des événements. En conséquence, il envisage deux catégories distinctes de discours et d’analyse qui correspondent à ces deux cadres. Cela soulève immédiatement une question essentielle : « Selon quels critères Tsongkhapa fixe-t-il les démarcations de ces deux perspectives ? » Autrement dit, comment définit-il « l’analyse selon la perspective ultime » et « l’analyse conventionnelle » ? Au premier abord, il semblerait que cette distinction ne soit rien d’autre qu’une manière différente de décrire la théorie mādhyamika des deux vérités (satyadvaya). En examinant de plus près, cependant, nous voyons que la question est bien plus complexe et demande un traitement particulier.
Cette distinction entre la portée des deux analyses est déjà entièrement développée dans le Lhak Thong Chènmo. Tsongkhapa écrit :
Bien que les objets de la réalité conventionnelle, tels que la forme, le son, etc., existent, ils ne peuvent jamais être établis au travers d’un processus analytique qui examine s’ils possèdent ou non une nature intrinsèque. Notre maître [Chandrakīrti] a déclaré à maintes reprises qu’ils [la forme, le son, etc.] ne sont pas propres à l’analyse [critique]… Si le raisonnement qui détermine si les entités intrinsèques existent ou non peut nier les [objets du monde conventionnel], on peut dire qu’ils sont propres à l’analyse. Cependant, ce [point] est catégoriquement rejeté dans les écrits du maître [Chandrakīrti].
Donc, comme Tsongkhapa le revendique, si les objets de notre monde quotidien ne sont pas sujets à l’analyse critique dans le sens où ils ne peuvent être ni affirmés ni infirmés par une analyse qui recherche le statut ontologique des choses, quelles sont les formes d’analyse et de discours qui sont appropriées pour traiter avec le monde quotidien ? Tsongkhapa consacre une large section du Lekshé Nyingpo pour distinguer les formes ultime et conventionnelle du discours. Il écrit :
S’il en va ainsi [que les objets du monde quotidien ne peuvent être soumis à l’analyse ultime], comme il y a de nombreuses questions impliquant l’analyse [qui opère au sein du monde quotidien] telles que savoir si l’on vient ou non, si quelque chose s’est accru ou non, on ne peut pas répondre à ces questions de manière certaine.

[Réponse :] Cette façon d’investiguer est très différente du mode d’analyse décrit plus tôt [c.-à-d. l’analyse ultime]. Les questions de ce type [p.ex., aller et venir, etc.] ne fonctionnent pas sur la prémisse selon laquelle, n’étant pas satisfait des [simples] con-ventions d’« allant » et « venant » et des actes d’« aller » et « venir », on cherche les référents intrinsèquement réels des assertions. Parce que ces questions opèrent seule-ment au niveau du discours quotidien. Par conséquent, pourquoi devrait-il y avoir une quelconque contradiction dans le fait d’accepter un tel mode d’analyse ?
...

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jules a écrit :En même temps, je trouve la position du juge pas inintéressante. C'est vrai qu'il ne départage pas ces deux là sur le terrain sur lequel a lieu le débat, mais il apporte justement quelque chose malgré tout, une sorte de vue rendant obsolète un certain référentiel dans lequel précisément le débat trouve sa raison d'être.
jap_8 Très juste, il se met au niveau ultime sur lequel ne repose pas le débat car chacun des deux a compris qu'il ne s'agit que de la représentation du dieu (la convention); et pourtant on parle de vérité (satya) conventionnelle, donc il y a quelque chose qui peut être non-erroné au sens conventionnel. C'est ce qui fait la différence entre un mirage et une flaque d'eau, bien qu'au niveau ultime il n'y ait pas de différence.

Amitié FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jap_8 Suite, (p.44):


De la même façon dans le Rigpai Gyatso [commentaire exhaustif du Madhyamakashastra de Nagarjuna *], en délimitant les différents champs des deux analyses selon l’école Prāsaṅgika-Madhyamaka, Tsongkhapa fait d’abord l’observation suivante :
Il n’y a pas la moindre différence entre les deux déclarations suivantes : « Dharmadatta voit une forme » et « un Dharmadatta substantiellement réel voit une forme », dans la mesure où rien de substantiel ne peut être trouvé en tant que référent des termes du sujet quand nous le cherchons. Cependant, si nous nions le premier acte de voir, nous allons à l’encontre de la connaissance conventionnelle. Par contre, le second [acte de] voir est quelque chose qui peut être nié par une cognition valide (pramāṇa). Par conséquent, les deux sont complètement différents concernant le fait de savoir si chacun d’eux existe ou non au niveau conventionnel. La raison de cela est que la réalité substantielle est telle que si elle existe, elle doit être trouvée lorsqu’elle est cherchée au travers de l’analyse, et quand elle ne peut être [ainsi] trouvée, on peut conclure qu’elle est niée par le raisonnement. Tandis que dans le cas de la « simple existence », elle n’a pas besoin d’être trouvable lorsqu’elle est analytiquement cherchée, et sa non-trouvabilité au travers de l’analyse ne peut pas être prise comme [preuve du] fait d’être niée [par le raisonnement].
Le point qui est établi ici est le suivant : bien que les déclarations susmentionnées – « Dharmadatta voit une forme » et « un Dharmadatta substantiellement réel voit une forme » – partagent de nombreux traits communs, elles différent d’une manière philosophique significative. La première est une déclaration faite uniquement dans le cadre d’un emploi ordinaire du langage tandis que la seconde fait clairement une assertion métaphysiquement essentialiste. Cette différence quant aux champs respectifs des deux affirmations laisse la seconde, et non la première, ouverte aux objections philosophiques. Par exemple, dans le LTC, Tsongkhapa dit que parce qu’il n’accepte pas de tels événements comme la création (skye ba), la cessation (dgag pa), etc., comme étant capables de résister à l’analyse ultime, il ne peut être critiqué pour s’être impliqué dans aucune notion d’existence véritable ou d’entités intrinsèquement réelles. En d’autres termes, Tsongkhapa fait clairement la distinction entre les concepts métaphysiquement essentialistes de causalité d’une part, et d’autre part les processus causaux comme la création, tels qu’ils sont compris dans l’usage quotidien. Tsongkhapa démontre qu’une grande part de l’incohérence philosophique ainsi que des problèmes de nihilisme, qui ont été envisagés comme étant endémiques dans le Tibet de son siècle, résultèrent d’une assimilation erronée des champs de ces deux perspectives. Pour employer une terminologie contemporaine, nous pouvons dire que Tsongkhapa est ici engagé dans une tentative de définition philosophique quant à la portée de la raison par rapport à notre compréhension de la nature de l’existence. Suivant la lignée générale de l’approche mādhyamika philosophico-sotériologique, Tsongkhapa vise à détruire la moindre base métaphysique qui puisse alors mener à la réification. Néanmoins, il tient à maintenir un niveau significatif de réalité par rapport au monde quotidien de la causalité. Il considère qu’une nette démarcation du champ de la dialectique mādhyamika est essentielle à cette fin. Ainsi, une distinction analytique cohérente entre les domaines respectifs des angles ultime et conventionnel est un élément crucial de cette stratégie.

________________
* note du traducteur.

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jap_8 Fin du chapitre (pp. 45 - 46):


Alors qu’est-ce exactement qu’une analyse ultime ? Tsongkhapa donne une définition générale et néanmoins succincte de l’ « analyse appartenant à l’ultime » dans le LTC. Il déclare que toute forme de raisonnement qui examine de la manière suivante – déterminant si toute chose et tout événement, comme la forme etc., possèdent ou non un mode d’être réel (bden par yod dam med), ou s’ils viennent ou non à l’existence au moyen de leur essence intrinsèque (rang gi ngo wo’i sgo nas grub bam ma grub) – est une analyse relevant du statut ultime, ou absolu, des objets en question. De tels types de raisonnement peuvent aussi être appelés « analyses du statut final ».
Tsongkhapa ne prétend pas que cette distinction soit sa propre œuvre originale. Il voit Chandrakīrti comme ayant clairement établi ce point. Tsongkhapa cite en particulier le passage suivant du Yogacharyāchatuḥśatakaṭīkā :
Notre analyse ne se focalise que sur ceux qui cherchent le référent intrinsèquement réel. Ce que nous réfutons ici est que les phénomènes [et les événements] soient établis au moyen de leur existence propre. Nous ne nions [cependant] pas [l’existence des] yeux, etc., qui sont [causalement] conditionnés et sont produits en dépendance en ce sens qu’ils sont les fruits du karma.
Pour Tsongkhapa, l’expression cruciale dans cette citation est ce que Chandrakīrti appelle la « recherche du référent intrinsèquement réel » (don rang bzhin ‘tshol ba). Tsongkhapa identifie plusieurs autres expressions importantes similaires dans les ouvrages de Chandrakīrti qui, selon lui, véhiculent le même sens. Il allègue que Chandrakīrti utilise des expressions inter-changeables telles que ‘analyse approfondie’ (rnam par dpyad pa), comme dans la déclaration : « Il n’existe pas quand il est cherché au moyen d’une analyse approfondie », ‘chercher le référent intrinsèquement réel’ (don rang bzhin ‘tshol ba), comme dans : « Il n’est pas trouvé lorsque l’on cherche le référent intrinsèquement réel », et ‘au niveau ultime’, comme dans : « Il n’y a rien à atteindre au niveau ultime. » En passant outre le fait que Chandrakīrti fût conscient ou non de la distinction logique entre les domaines des deux perspectives, il est clair que la manière avec laquelle Tsongkhapa comprit cette distinction, il l’employa comme un principe méthodologique fondamental est unique. Aux yeux de Tsongkhapa, les considérations à propos des différentes portées de deux types d’analyse sont, en termes généraux, communes aussi bien à l’école Svātantrika-Madhyamaka qu’à l’école Prāsaṅgika de Chandrakīrti. Tsongkhapa maintient que les deux sous-écoles du Madhyamaka partagent la même prémisse basique selon laquelle le monde conventionnel ne peut être soumis à l’analyse ultime. Là où les deux sous-écoles diffèrent est sur la question de savoir ce qui constitue exactement cette analyse ultime. Autrement dit, Tsongkhapa déclare que quiconque prétend suivre la lignée du Madhyamaka de Nāgārjuna doit nécessairement accepter quelque forme de distinction analytique entre les deux domaines du discours, qui correspondent approximati-vement aux deux niveaux de réalité – à savoir, l’ultime (paramārtha) et le conventionnel (saṃvṛti)*.

_______________________
* ou ici vyavahāra (n.d.t.).

Amitié FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Répondre