je connais cependant certaines personnes qui n'ont pas eu à passer par là, pour qui les montagnes ont toujours été des montagnes et rien de plus. Pensez-vous qu'on puisse dire qu'il leur manque quelque chose ?

La question que je sous-entends dans ta formulation est : est-ce que le kensho est nécessaire ?
Je réponds oui sans hésiter. Le nier revient à nier l'éveil du Bouddha. Certaines écoles du Zen que je ne citerai pas – ou plus précisément certains de leurs adeptes –, nient le kensho et considèrent qu'au fond l'éveil est quelque chose de très simple, tellement simple qu'il n'y a pas à en faire toute une affaire. Ce n'est vraiment pas l'avis des grands maîtres et Patriarches du Zen qui parlaient précisément de la "Grande Affaire". Etait-ce pour eux une façon de dire qu'il est difficile de rester simple, de regarder les choses telles qu'elles sont ? Certainement, mais pas dans le sens où on le comprend habituellement. Dans le sens habituel, cela peut s'entendre par le fait que l'on complique inutilement les choses, qu'il suffit de rester simple. A ce stade, l'idiot du village est un éveillé. C'est évidemment ridicule.
Que veut dire "regarder les choses telles qu'elles sont" ? Cela veut dire regarder avec la Vue juste. Bien sûr, objectivement, une montagne est une montagne pour un éveillé comme pour quelqu'un d'ordinaire, mais la Vue juste différencie l'éveillé de l'être ordinaire (c'est à dire qui ne l'est pas). Comment faire la différence ?
Dans le Zen Rinzaï il existe des kôans dits "secondaires" (d'où l'importance fondamentale des kôans) qui permettent de faire la différence entre celui qui a le kensho, et celui qui ne l'a pas. Comment faire cette différence, et sur quoi portent les kôans secondaires ? J'ai déjà donné des exemples ailleurs, et notamment sur mon forum dans le fil
Makyo, Kensho et Satori. Je ne vais donc pas m'étendre dessus, mais pour donner un exemple qui aidera à fixer les idées, il suffit de comparer la vue avec un puissant télescope – qui reste une vue objective et fiable –, avec la vue "comme si on y était" qui est la Vue juste au sens du kensho. Avec un puissant télescope, on peut voir les détails d'une planète lointaine, mais si on demande à l'observateur de ramener un caillou de cette planète, il dit que c'est impossible. Pourquoi est-ce impossible ? A cause de la dualité sujet/objet qui est l'origine du Samsara. Or, pour celui qui a la Vue juste, le caillou peut être ramené par l'élève et le maître le reçoit et valide l'expérience. Si l'on comprend ce kôan, alors on comprend la différence entre la vue et la Vue, même s'il s'agit de la même planète, ou bien de la même montagne. La différence est celle qui existe entre le Nirmanakaya — qui dit que la forme est la forme et le vide est le vide, autrement dit qui perçoit les êtres selon leurs caractéristiques propres (et heureusement car la Compassion ne pourrait pas s'exercer) — et l'être ordinaire qui perçoit les mêmes choses mais sous un angle duel (le vide est différent de la forme ; c'est pourquoi je ne peux pas ramener le caillou de la planète lointaine). Bien sûr, à la question "peux-tu ramener le caillou de cette planète, sans te déplacer", il ne suffit pas de répondre oui, parce qu'on a compris que si l'on voyait les choses de façon non duel, ce serait possible. Mais cela reste du domaine de la relation entre le maître et l'élève et n'est pas à exposer ici.