lokavidu
Publié : 27 août 2012, 11:00
Lokavidu
Ajahn Sumedho
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001
Les mots ont le pouvoir de nous toucher de différentes façons. Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux ou déprimés. Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle nous baignons a cet effet sur nous. Le fait d’être né dans un corps humain en tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait peur. Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à l’abri. La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer l’illusion que tout va bien. Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de connaître vraiment le monde tel qu’il est.
L’un des qualificatifs utilisés pour décrire le Bouddha est lokavidū, « celui qui connaît le monde ». Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes. En effet, quand on considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui créons le monde dans lequel nous vivons.
Je vous propose cela comme sujet de réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.
Pour transcender cela nous avons l’Attention, la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible — ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître le monde. Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit — Celui qui Voit le Monde.
Donc le monde dont je parle n’est rien d’autre que ce que vous croyez être — vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. Par exemple nous croyons qu’ici nous sommes en Suisse. Nous croyons très fermement à ce genre de choses et nous sommes tous d’accord là-dessus. Pourtant le territoire lui-même dit-il : « Vous êtes en Suisse » ? Non, c’est nous qui le disons. En fait le monde entier s’accordera à dire que cette région, sur ce continent, s’appelle la Suisse.
Je me revois, il y a quelques années, en Angleterre, en train de pratiquer la méditation en marchant. Je regardais le sol sous mes pieds en contemplant simplement la situation et tout à coup je me suis dit : « Est-ce que ce sol, là, dit ‘Je suis l’Angleterre’. Non. C’est moi qui dis tout le temps ‘Je suis en Angleterre’ Je projette mon idée sur cette terre et donc je crée cela, je crée l’Angleterre. » Quand on regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni Angleterre ni Suisse ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là rien de réel.
C’est la même chose pour ce qui nous concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents, notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès la naissance. Le sentiment d’être suisse ou américain est quelque chose que nous acquérons. Nous acquérons aussi l’idée de comment les garçons ou les filles devraient se comporter, comment les choses devraient être. Tout cela nous est inculqué tout de suite après la naissance.
Quand nous prenons vie dans un corps humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma, l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience : c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous-mêmes avec le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après la naissance. Ce sont des conditionnements culturels. De même, ce que nous pensons de nous-mêmes — que nous méritons ou pas d’être aimés, que nous sommes intelligents ou stupides — tout cela est acquis, ce n’est pas « naturel », pas Dhamma. Si nous ne le voyons pas, si nous ne remettons pas ces choses-là en question, nous aurons tendance à fonctionner à partir de ces fabrications mentales, parfois durant toute notre vie.
Ce que nous faisons, en méditation, ce n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres — des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.
Il y a des gens qui ont une vie très dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et réagir toute notre vie en fonction de cela . Pourtant je suis sûr qu’en chacun de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.
J’ai grandi aux Etats-Unis, pays de culture très idéaliste. Nous sommes élevés avec des idées très arrêtées sur comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment de liberté par exemple, de liberté personnelle, d’individualité, d’égalité des droits. Ce sont là des valeurs et des idéaux américains très puissants qui nous sont distillés à travers notre éducation, les opinions de nos parents, etc.
Contemplons la nature d’un idéal. Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai, absolument parfait. Prenons l’exemple de la liberté. L’idéal de la liberté pour un Américain revient à dire : « Etre libre est mon droit », d’où il découle : « Je peux faire ce que je veux et quiconque essaie de m’en empêcher, de m’arrêter ou de me limiter va à l’encontre de mon droit à la liberté. » A partir de là, il se peut que l’on se sente terriblement frustré, menacé ou furieux contre toutes les influences, les forces, qui empêcheront d’être libre, autrement dit de vivre son idéal. Ou bien prenons l’exemple de l’égalité : tout le monde est pareil, nous sommes tous égaux — riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir — selon l’idéal, nous sommes tous égaux. C’est l’idéal de l’égalitarisme mais ce n’est pas la réalité. Au quotidien, dans la vraie vie, les Américains sont loin d’être égalitaires ...
Donc il y a l’idéal et puis la réalité de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal. Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le changement dont nous faisons l’expérience dans la vie. On peut le figer, dire que la vie devrait se conformer à cette image parfaite — mais que se passe-t-il ensuite ? Nous devenons très critiques. Nous nous observons et nous constatons immédiatement : « Je ne suis pas une personne idéale. Il y a des tas de choses que je ne devrais pas penser ou ressentir. » Et puis nous regardons autour de nous et ne trouvons rien ni personne qui soit idéal, aucune société, aucun système politique ... Ah, si ! La démocratie ! Voilà ! C’est le système que l’on devrait appliquer partout ! Mais quand on regarde les démocraties de près, il est évident qu’elles sont loin de l’idéal que nous avons de la démocratie, n’est-ce pas ? Il y tellement de choses à redire, tellement d’inégalités, tellement de situations qui ne sont pas démocratiques — et qui devraient l’être ! Alors viennent l’indignation, la colère et la frustration contre le pays en question. C’est la même chose pour nous. Ne sommes-nous pas souvent très critiques envers nous-mêmes parce que nous ne sommes jamais aussi bons que nous pensons devoir l’être ? Nous n’avons jamais assez de sagesse, de compassion, de gentillesse, de bienveillance, comparé à ce que nous devrions avoir si nous étions aussi parfaits que notre idéal.
Il est très important de réfléchir aux idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction. C’est comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant la mort.
C’est comme Ajahn Chah, mon maître, dont on dit aujourd’hui qu’il est au milieu des étoiles. Quand nous parlons d’Ajahn Chah maintenant, nous évoquons les souvenirs que nous en avons gardé et souvent ce sont des souvenirs d’un Ajahn Chah idéal. On entend toutes sortes d’histoires où Ajahn Chah se montre toujours incroyablement sage, plein d’humour et de compassion, la parole parfaitement juste au moment parfait, sans jamais commettre la moindre erreur — et s’il en fait c’était volontairement, par sagesse, pour enseigner quelque chose !! … Il est mort maintenant, c’est pour cela que les Thaïlandais disent qu’il est au milieu des étoiles. Il y a un autre grand maître en Thaïlande, Ajahn Mun, qui est mort bien avant que j’arrive en Thaïlande. Lui aussi est au milieu des étoiles maintenant. « Ajahn Mun ne commettait jamais la moindre erreur, il avait probablement marché sur sept lotus, comme le Bouddha, à sa naissance ... » Il y a d’innombrables histoires sur la sagesse et la grandeur de ce maître qui est à présent au ciel parmi les étoiles. Mais la réalité de la vie est différente. J’ai vécu avec Ajahn Chah pendant dix ans, pas quand il était au ciel mais quand il était ici sur terre ! … Et ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son humanité — pas sa perfection, son impeccabilité, son infinie sagesse, son absence de défauts et tout ce que l’on imagine aujourd’hui être Ajahn Chah. C’était un homme de chair et de sang comme nous tous, avec ses humeurs, ses sentiments, ses limites. C’est cela être humain et cette humanité n’est pas idéale, ce n’est pas un idéal. Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur, au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous nous souvenons des bons moments comme des mauvais.
Je me souviens avoir eu une véritable révélation par rapport au ressentiment. C’était un état d’esprit que j’avais tendance à refouler. Etant essentiellement idéaliste, j’étais capable de me dire : « La vie n’a pas toujours été très tendre pour moi, je n’ai pas toujours été traité comme j’aurais dû l’être mais bon, il faut avancer et ne pas en vouloir au monde entier pour autant. » C’est l’attitude qui consiste à dire : redresse le menton, sois brave et continue ta vie là où tu en es ! Or voilà qu’après huit ans — seulement huit ans ! — de vie monastique, j’ai dû assumer des responsabilités dont je n’avais aucune envie. A cette époque-là, nous avions ouvert un monastère international en Thaïlande, Wat Pah Nanachat, et Luang Por Chah m’a demandé d’en être l’abbé. C’était la dernière chose au monde que je voulais faire ! Je voulais pratiquer, je voulais partir dans les montagnes, je voulais méditer dans des grottes … Je ne voulais pas avoir à m’occuper des problèmes des autres, être responsable des enseignements et du développement d’un monastère … Je n’avais jamais rien fait de tel ! Je ne savais même pas comment faire ! Et pourtant, mon côté idéaliste voyait bien que c’était une bonne chose ; et puis j’avais fait vœu d’obéir à tout ce que me demanderait Ajahn Chah ... Donc, pour respecter mon vœu et avec le sentiment de rendre service, j’ai accepté cette responsabilité — mais, en même temps, j’ai commencé à accumuler inconsciemment beaucoup de ressentiment, j’ai refoulé ma rancoeur, je l’ai complètement ignorée. Ensuite, après dix vassa, je suis allé en Angleterre et là, on m’a demandé de rester vivre en Europe et d’assumer encore plus de responsabilités ! Plus les obligations s’accumulaient, plus le ressentiment augmentait — et cette fois je n’avais même plus Luang Por Chah à mes côtés … Je me souviens quand il m’a quitté à l’aéroport d’Heathrow et que son avion s’est envolé dans le ciel, j’ai soudain pris conscience que j’étais tout seul. Je me sentais comme un orphelin. Mon papa s’envolait, tous ces gens me regardaient avec plein d’attente dans les yeux, et moi je me disais : « Je ne veux pas être ici ! »
Au cours des années qui ont suivi, ce ressentiment s’est exprimé de différentes façons : dans ma façon de parler, le ton de ma voix, etc. jusqu’au jour où j’en ai pris conscience. J’ai réalisé que c’était devenu une tendance sous-jacente, ignorée de ma conscience. Par contre, une fois que je l’ai vraiment regardée en face, j’ai pu la laisser partir. Cette fois ce n’était plus rejeter la réalité, lever le menton et avancer courageusement ; renoncer par idéal, comme un noble cœur qui accepte sans créer de remous, alors qu’en réalité, ce que l’on vit au quotidien c’est un ressentiment sous-jacent.
Dans la méditation de l’ici et maintenant, si vous vous y autorisez, ce genre de chose va faire surface et remonter à la conscience — et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du déni.
C’est dans l’instant présent que nous pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.
J’ai donc autorisé ces sentiments à être pleinement vus et reconnus — non seulement la rancœur d’avoir été forcé à accepter une position que je ne voulais pas mais aussi le ressentiment lié à la vie monastique : j’avais toujours fait de gros efforts pour que tout aille au mieux mais il y avait toujours des gens pour me critiquer indéfiniment. Cela aussi est cause de ressentiment ! Alors un jour on commence à observer ce que l’on ressent, pas pour l’analyser à travers ses perceptions personnelles, mais simplement pour observer la sensation de rancœur et se dire : » D’accord, c’est ainsi. » Le mental embrasse l’ensemble de la situation et l’accueille pleinement — » embrasser » dans le sens de « inclure le tout » : quand on embrasse quelqu’un on prend toute la personne dans ses bras, avec ses bons et ses mauvais côtés, pas seulement les parties que l’on aime ! Donc on embrasse, on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles sont, grâce à cette prise de conscience ou sati sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis disparaissent.
« Ce » qui est conscient de cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle nous commençons à avoir confiance — je l’espère, en tous cas, je vous y encourage ! La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de la conscience. Ce n’est pas masculin ou féminin, américain ou suisse, personne ne peut revendiquer la conscience. Bien sûr, on peut croire qu’elle nous appartient mais c’est une illusion que nous créons. Donc il ne s’agit pas d’y croire comme en quelque chose de personnel mais de commencer à reconnaître l’état naturel qui consiste à être conscient avant de devenir « quelqu’un ».
C’est pour cela que j’ai trouvé très pratique d’utiliser ce son cosmique primordial, cette vibration que j’appelle le « son du silence » — est-ce bien un son, d’ailleurs ? C’est ce que c’est. Quand on apprend à reconnaître cette vibration aiguë, presque électrique, et que l’on commence à y être attentif, on s’ouvre, on se détend, on l’accueille et on abandonne automatiquement le « moi » — qui cherche à avoir quelque chose ou à devenir quelqu’un — pour se retrouver dans un état naturel de conscience pure. On voit clairement que cet état-là est véritablement « normal », naturel. Ce n’est pas quelque chose que l’on a réalisé grâce à des heures et des heures de méditation. C’est simplement en regardant, en s’ouvrant à l’instant présent, que l’on apprend à le connaître ou à le reconnaître.
Il faut en parler sinon nous risquons de le laisser passer sans y accorder d’importance. C’est pourquoi je parle de ce son comme d’un possible objet de méditation. Dans la tradition Théravada on n’en parle pas, je crois que je suis le seul à l’utiliser … Du coup certaines personnes se demandent si je suis très orthodoxe dans mon enseignement, mais cela ne me dérange pas ! Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre à partir d’une expérience directe, vécue. C’est cela qui est important : « A cet instant précis voilà je que je vis. » Que cela fasse ou non partie des Ecritures n’est pas la question. C’est ainsi et c’est tout.
Il faut aussi développer une certaine confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu sûre. Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.
A cet instant, vous pouvez simplement prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans la conscience. Quand vous le reconnaissez, vous pouvez percevoir certaines sensations : tensions, douleurs, picotements, sensations agréables, désagréables ou neutres … Votre Attention s’ouvre aux choses telles qu’elles sont, à la sensibilité de ce corps tel que vous le ressentez dans l’instant.
Et puis il y a la respiration. Développer la méditation sur l’inspiration et l’expiration — c’est l’ici et maintenant …
texte intégral:
http://www.dhammadelaforet.org/sommaire ... avidu.html
Ajahn Sumedho
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Centre de Méditation de Beatenberg, Suisse. Juin 2001
Les mots ont le pouvoir de nous toucher de différentes façons. Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux ou déprimés. Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle nous baignons a cet effet sur nous. Le fait d’être né dans un corps humain en tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait peur. Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à l’abri. La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer l’illusion que tout va bien. Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de connaître vraiment le monde tel qu’il est.
L’un des qualificatifs utilisés pour décrire le Bouddha est lokavidū, « celui qui connaît le monde ». Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes. En effet, quand on considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui créons le monde dans lequel nous vivons.
Je vous propose cela comme sujet de réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.
Pour transcender cela nous avons l’Attention, la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible — ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître le monde. Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit — Celui qui Voit le Monde.
Donc le monde dont je parle n’est rien d’autre que ce que vous croyez être — vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. Par exemple nous croyons qu’ici nous sommes en Suisse. Nous croyons très fermement à ce genre de choses et nous sommes tous d’accord là-dessus. Pourtant le territoire lui-même dit-il : « Vous êtes en Suisse » ? Non, c’est nous qui le disons. En fait le monde entier s’accordera à dire que cette région, sur ce continent, s’appelle la Suisse.
Je me revois, il y a quelques années, en Angleterre, en train de pratiquer la méditation en marchant. Je regardais le sol sous mes pieds en contemplant simplement la situation et tout à coup je me suis dit : « Est-ce que ce sol, là, dit ‘Je suis l’Angleterre’. Non. C’est moi qui dis tout le temps ‘Je suis en Angleterre’ Je projette mon idée sur cette terre et donc je crée cela, je crée l’Angleterre. » Quand on regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni Angleterre ni Suisse ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là rien de réel.
C’est la même chose pour ce qui nous concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents, notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès la naissance. Le sentiment d’être suisse ou américain est quelque chose que nous acquérons. Nous acquérons aussi l’idée de comment les garçons ou les filles devraient se comporter, comment les choses devraient être. Tout cela nous est inculqué tout de suite après la naissance.
Quand nous prenons vie dans un corps humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma, l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience : c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous-mêmes avec le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après la naissance. Ce sont des conditionnements culturels. De même, ce que nous pensons de nous-mêmes — que nous méritons ou pas d’être aimés, que nous sommes intelligents ou stupides — tout cela est acquis, ce n’est pas « naturel », pas Dhamma. Si nous ne le voyons pas, si nous ne remettons pas ces choses-là en question, nous aurons tendance à fonctionner à partir de ces fabrications mentales, parfois durant toute notre vie.
Ce que nous faisons, en méditation, ce n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres — des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.
Il y a des gens qui ont une vie très dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et réagir toute notre vie en fonction de cela . Pourtant je suis sûr qu’en chacun de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.
J’ai grandi aux Etats-Unis, pays de culture très idéaliste. Nous sommes élevés avec des idées très arrêtées sur comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment de liberté par exemple, de liberté personnelle, d’individualité, d’égalité des droits. Ce sont là des valeurs et des idéaux américains très puissants qui nous sont distillés à travers notre éducation, les opinions de nos parents, etc.
Contemplons la nature d’un idéal. Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai, absolument parfait. Prenons l’exemple de la liberté. L’idéal de la liberté pour un Américain revient à dire : « Etre libre est mon droit », d’où il découle : « Je peux faire ce que je veux et quiconque essaie de m’en empêcher, de m’arrêter ou de me limiter va à l’encontre de mon droit à la liberté. » A partir de là, il se peut que l’on se sente terriblement frustré, menacé ou furieux contre toutes les influences, les forces, qui empêcheront d’être libre, autrement dit de vivre son idéal. Ou bien prenons l’exemple de l’égalité : tout le monde est pareil, nous sommes tous égaux — riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir — selon l’idéal, nous sommes tous égaux. C’est l’idéal de l’égalitarisme mais ce n’est pas la réalité. Au quotidien, dans la vraie vie, les Américains sont loin d’être égalitaires ...
Donc il y a l’idéal et puis la réalité de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal. Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le changement dont nous faisons l’expérience dans la vie. On peut le figer, dire que la vie devrait se conformer à cette image parfaite — mais que se passe-t-il ensuite ? Nous devenons très critiques. Nous nous observons et nous constatons immédiatement : « Je ne suis pas une personne idéale. Il y a des tas de choses que je ne devrais pas penser ou ressentir. » Et puis nous regardons autour de nous et ne trouvons rien ni personne qui soit idéal, aucune société, aucun système politique ... Ah, si ! La démocratie ! Voilà ! C’est le système que l’on devrait appliquer partout ! Mais quand on regarde les démocraties de près, il est évident qu’elles sont loin de l’idéal que nous avons de la démocratie, n’est-ce pas ? Il y tellement de choses à redire, tellement d’inégalités, tellement de situations qui ne sont pas démocratiques — et qui devraient l’être ! Alors viennent l’indignation, la colère et la frustration contre le pays en question. C’est la même chose pour nous. Ne sommes-nous pas souvent très critiques envers nous-mêmes parce que nous ne sommes jamais aussi bons que nous pensons devoir l’être ? Nous n’avons jamais assez de sagesse, de compassion, de gentillesse, de bienveillance, comparé à ce que nous devrions avoir si nous étions aussi parfaits que notre idéal.
Il est très important de réfléchir aux idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction. C’est comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant la mort.
C’est comme Ajahn Chah, mon maître, dont on dit aujourd’hui qu’il est au milieu des étoiles. Quand nous parlons d’Ajahn Chah maintenant, nous évoquons les souvenirs que nous en avons gardé et souvent ce sont des souvenirs d’un Ajahn Chah idéal. On entend toutes sortes d’histoires où Ajahn Chah se montre toujours incroyablement sage, plein d’humour et de compassion, la parole parfaitement juste au moment parfait, sans jamais commettre la moindre erreur — et s’il en fait c’était volontairement, par sagesse, pour enseigner quelque chose !! … Il est mort maintenant, c’est pour cela que les Thaïlandais disent qu’il est au milieu des étoiles. Il y a un autre grand maître en Thaïlande, Ajahn Mun, qui est mort bien avant que j’arrive en Thaïlande. Lui aussi est au milieu des étoiles maintenant. « Ajahn Mun ne commettait jamais la moindre erreur, il avait probablement marché sur sept lotus, comme le Bouddha, à sa naissance ... » Il y a d’innombrables histoires sur la sagesse et la grandeur de ce maître qui est à présent au ciel parmi les étoiles. Mais la réalité de la vie est différente. J’ai vécu avec Ajahn Chah pendant dix ans, pas quand il était au ciel mais quand il était ici sur terre ! … Et ce qui m’a le plus impressionné chez lui, c’est son humanité — pas sa perfection, son impeccabilité, son infinie sagesse, son absence de défauts et tout ce que l’on imagine aujourd’hui être Ajahn Chah. C’était un homme de chair et de sang comme nous tous, avec ses humeurs, ses sentiments, ses limites. C’est cela être humain et cette humanité n’est pas idéale, ce n’est pas un idéal. Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur, au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous nous souvenons des bons moments comme des mauvais.
Je me souviens avoir eu une véritable révélation par rapport au ressentiment. C’était un état d’esprit que j’avais tendance à refouler. Etant essentiellement idéaliste, j’étais capable de me dire : « La vie n’a pas toujours été très tendre pour moi, je n’ai pas toujours été traité comme j’aurais dû l’être mais bon, il faut avancer et ne pas en vouloir au monde entier pour autant. » C’est l’attitude qui consiste à dire : redresse le menton, sois brave et continue ta vie là où tu en es ! Or voilà qu’après huit ans — seulement huit ans ! — de vie monastique, j’ai dû assumer des responsabilités dont je n’avais aucune envie. A cette époque-là, nous avions ouvert un monastère international en Thaïlande, Wat Pah Nanachat, et Luang Por Chah m’a demandé d’en être l’abbé. C’était la dernière chose au monde que je voulais faire ! Je voulais pratiquer, je voulais partir dans les montagnes, je voulais méditer dans des grottes … Je ne voulais pas avoir à m’occuper des problèmes des autres, être responsable des enseignements et du développement d’un monastère … Je n’avais jamais rien fait de tel ! Je ne savais même pas comment faire ! Et pourtant, mon côté idéaliste voyait bien que c’était une bonne chose ; et puis j’avais fait vœu d’obéir à tout ce que me demanderait Ajahn Chah ... Donc, pour respecter mon vœu et avec le sentiment de rendre service, j’ai accepté cette responsabilité — mais, en même temps, j’ai commencé à accumuler inconsciemment beaucoup de ressentiment, j’ai refoulé ma rancoeur, je l’ai complètement ignorée. Ensuite, après dix vassa, je suis allé en Angleterre et là, on m’a demandé de rester vivre en Europe et d’assumer encore plus de responsabilités ! Plus les obligations s’accumulaient, plus le ressentiment augmentait — et cette fois je n’avais même plus Luang Por Chah à mes côtés … Je me souviens quand il m’a quitté à l’aéroport d’Heathrow et que son avion s’est envolé dans le ciel, j’ai soudain pris conscience que j’étais tout seul. Je me sentais comme un orphelin. Mon papa s’envolait, tous ces gens me regardaient avec plein d’attente dans les yeux, et moi je me disais : « Je ne veux pas être ici ! »
Au cours des années qui ont suivi, ce ressentiment s’est exprimé de différentes façons : dans ma façon de parler, le ton de ma voix, etc. jusqu’au jour où j’en ai pris conscience. J’ai réalisé que c’était devenu une tendance sous-jacente, ignorée de ma conscience. Par contre, une fois que je l’ai vraiment regardée en face, j’ai pu la laisser partir. Cette fois ce n’était plus rejeter la réalité, lever le menton et avancer courageusement ; renoncer par idéal, comme un noble cœur qui accepte sans créer de remous, alors qu’en réalité, ce que l’on vit au quotidien c’est un ressentiment sous-jacent.
Dans la méditation de l’ici et maintenant, si vous vous y autorisez, ce genre de chose va faire surface et remonter à la conscience — et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du déni.
C’est dans l’instant présent que nous pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.
J’ai donc autorisé ces sentiments à être pleinement vus et reconnus — non seulement la rancœur d’avoir été forcé à accepter une position que je ne voulais pas mais aussi le ressentiment lié à la vie monastique : j’avais toujours fait de gros efforts pour que tout aille au mieux mais il y avait toujours des gens pour me critiquer indéfiniment. Cela aussi est cause de ressentiment ! Alors un jour on commence à observer ce que l’on ressent, pas pour l’analyser à travers ses perceptions personnelles, mais simplement pour observer la sensation de rancœur et se dire : » D’accord, c’est ainsi. » Le mental embrasse l’ensemble de la situation et l’accueille pleinement — » embrasser » dans le sens de « inclure le tout » : quand on embrasse quelqu’un on prend toute la personne dans ses bras, avec ses bons et ses mauvais côtés, pas seulement les parties que l’on aime ! Donc on embrasse, on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles sont, grâce à cette prise de conscience ou sati sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis disparaissent.
« Ce » qui est conscient de cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle nous commençons à avoir confiance — je l’espère, en tous cas, je vous y encourage ! La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de la conscience. Ce n’est pas masculin ou féminin, américain ou suisse, personne ne peut revendiquer la conscience. Bien sûr, on peut croire qu’elle nous appartient mais c’est une illusion que nous créons. Donc il ne s’agit pas d’y croire comme en quelque chose de personnel mais de commencer à reconnaître l’état naturel qui consiste à être conscient avant de devenir « quelqu’un ».
C’est pour cela que j’ai trouvé très pratique d’utiliser ce son cosmique primordial, cette vibration que j’appelle le « son du silence » — est-ce bien un son, d’ailleurs ? C’est ce que c’est. Quand on apprend à reconnaître cette vibration aiguë, presque électrique, et que l’on commence à y être attentif, on s’ouvre, on se détend, on l’accueille et on abandonne automatiquement le « moi » — qui cherche à avoir quelque chose ou à devenir quelqu’un — pour se retrouver dans un état naturel de conscience pure. On voit clairement que cet état-là est véritablement « normal », naturel. Ce n’est pas quelque chose que l’on a réalisé grâce à des heures et des heures de méditation. C’est simplement en regardant, en s’ouvrant à l’instant présent, que l’on apprend à le connaître ou à le reconnaître.
Il faut en parler sinon nous risquons de le laisser passer sans y accorder d’importance. C’est pourquoi je parle de ce son comme d’un possible objet de méditation. Dans la tradition Théravada on n’en parle pas, je crois que je suis le seul à l’utiliser … Du coup certaines personnes se demandent si je suis très orthodoxe dans mon enseignement, mais cela ne me dérange pas ! Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre à partir d’une expérience directe, vécue. C’est cela qui est important : « A cet instant précis voilà je que je vis. » Que cela fasse ou non partie des Ecritures n’est pas la question. C’est ainsi et c’est tout.
Il faut aussi développer une certaine confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu sûre. Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.
A cet instant, vous pouvez simplement prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans la conscience. Quand vous le reconnaissez, vous pouvez percevoir certaines sensations : tensions, douleurs, picotements, sensations agréables, désagréables ou neutres … Votre Attention s’ouvre aux choses telles qu’elles sont, à la sensibilité de ce corps tel que vous le ressentez dans l’instant.
Et puis il y a la respiration. Développer la méditation sur l’inspiration et l’expiration — c’est l’ici et maintenant …
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