Zoom sur Vitakka

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Bonjour,

Suite à la citation d’Axiste sur vitakka, j’ai traduit un texte de l’encyclopédie bouddhiste écrit par le vénérable Anālayo en 2009 qui nous donne une explication très détaillée du terme vitakka et qui mérite à plus d’un titre d’être connu. Je trouve que l’approche des enseignements de ce bhikkhu est vraiment unique par sa clarté et par la richesse et la diversité ´ de ces sources.

Bonne lecture
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VITAKKA


Vitakka, "pensée", est dérivé du préfixe vi et de takka, qui signifie "raisonnement". Dans son utilisation dans les premiers discours, takka a souvent un sens négatif, représentant le genre de spéculation théorique et de sophisme qui peut conduire à des conclusions erronées et à des vues fausses, comme décrit par exemple dans le Brahmajāla Sutta (D. I, 16ff). 1 Dès lors, le takka est considéré comme l'une des nombreuses sources de connaissance non fiables (A. I, 189). L'utilisation du terme vitakka, cependant, ne porte pas nécessairement un sens négatif. Ici, c'est surtout le contexte qui décide si un cas particulier de vitakka doit être vu sous un angle négatif ou positif.

Ceci est, dans une certaine mesure, symptomatique de l'attitude des premiers bouddhistes à l'égard de la pensée et des conceptions, dans la mesure où une conscience claire de leurs limites ne conduit pas à un rejet total. En fait, la vitakka remplit un rôle important dans la voie bouddhique, une voie qui mène finalement à ce qui est au-delà de la pensée, atakkāvacara (par exemple M. I, 167). Cette attitude pragmatique envers la vitakka en tant qu'outil important mais limité imprègne l'analyse bouddhique précoce de sa signification et de ses manifestations. Les aspects importants de cette analyse sont la perspective éthique des premiers bouddhistes sur la vitakka, l'analyse psychologique de son apparition, le rôle de la vitakka dans le contexte de Jhãna, et les diverses images liées à ce terme. Dans ce qui suit, ces sujets seront traités successivement.

La perspective éthique de la vitakka

La perspective éthique des premiers bouddhistes sur la vitakka est, selon le Dvedhāvitakka Sutta, un résultat direct des expériences de pré-éveil du Bouddha. Selon ce discours, au cours de sa quête de libération, le bodhisattva a développé une distinction claire entre les pensées malsaines liées à la sensualité, à la mauvaise volonté ou d'être nuisible, et les pensées saines liées au renoncement, à l'absence de mauvaise volonté ou à l'innocuité (M. I, 1 14). Le raisonnement qui sous-tend cette distinction est que les premières - pensées liées à la sensualité, à la mauvaise volonté et à la nuisance - conduisent à l'affliction pour soi-même et pour les autres et à la perte de la sagesse. En bref, ces types de Mvitakka s'éloignent de Nibbāna. Sur la base de cette distinction claire, le bodhisattva a fait un effort déterminé pour surmonter les pensées malsaines dans le cadre de sa progression vers la libération.

C'est cette même distinction qui est à la base de l'injonction de développer des intentions de renoncement, de non-malveillance et d'innocuité comme deuxième facteur du noble sentier octuple (par exemple M. Ill, 251). Cela montre le rôle fondamental de cette perspective éthique sur les pensées et les intentions comme moyen de progresser sur le chemin. Ainsi, l'une des méthodes pour contrer ces écoulements (impuretés mentales), selon le Sabbāsava Sutta, consiste précisément à ne pas permettre que des pensées liées à la sensualité, à la mauvaise volonté et au fait de nuire restent dans l'esprit, à s'y opposer fermement et à les supprimer (M. I, 11). L'attitude appropriée à l'égard de telles pensées est illustrée par l'attitude du roi Mahāsudassanã qui, avant de se retirer pour méditer, s'est dit : " Restez ici, pensées de sensualité, de mauvaise volonté et de nuisance, restez à cette distance seulement, pensées de sensualité, de mauvaise volonté et de nuisance ", ti ttha kāma-vitakka, ti ttha vyāpāda-vitakka, ti ttha vihimsā vitakka ! Ettāvatā āma-vitakka, ettāvatã vyāpāda-vitakka, ettāvatā vihimsā vitakka (D. Il, 186).

L'analyse bouddhique précoce de la pensée ne s'épuise cependant pas à traiter uniquement les pensées malsaines. En fait, le but des discours conservés dans les recueils canoniques est d'encourager le développement de la pensée et des réflexions salutaires. Les enseignements délivrés par le Bouddha ou ses disciples, donnés à l'origine oralement, doivent être ancrés dans l'esprit et faire l'objet d'une réflexion afin de permettre de progresser sur la voie. Cette réflexion constitue l'une des cinq sphères de libération, vimuttāyatana. Ici, la libération de l'esprit a lieu après avoir réfléchi aux enseignements que l'on a entendus, yathāsutam yathāpariyattam dhammam cetasā anuvitakketi anuvicarati (A. III, 23). En réfléchissant de cette manière, la joie et l'allégresse se manifestent dans l'esprit, ce qui conduit à la tranquillité et à la concentration, base de l'accès à l'intuition libératrice.

Un ensemble de pensées particulièrement recommandable comprend les huit pensées d'un homme supérieur, mahāpurisavitakka. Selon ces huit pensées, l'enseignement du Bouddha s'adresse à celui qui a peu de désirs, qui est content et retiré, énergique et attentif, concentré et sage, et surtout, à celui qui ne prend pas plaisir à la prolifération conceptuelle, nippapañ carāma (A. IV, 229).


L'apparition de Vitakka

Selon l'analyse de la pensée donnée dans le Dvedhāvitakka Sutta, tout ce à quoi l'on pense fréquemment entraînera une inclinaison correspondante de l'esprit, yaññad' eva... bahulam anuvitakketi anuvicãreti, tathā tathā nati hoti cetaso (M. I, 115). Comme l'explique le Dvedhāvitakka Sutta, le fait de penser fréquemment à des choses sensuellement attrayantes ou à des choses qui provoquent de la mauvaise volonté et de l'irritation renforce la tendance mentale qui est responsable de l'apparition de ce type de pensées. Le moyen de sortir de ce cercle vicieux où la pensée conduit à une inclination, qui entraîne ensuite d'autres pensées, consiste à prendre conscience de ce qui se passe, puis à faire un effort déterminé pour ne pas permettre aux pensées malsaines de se poursuivre. Le développement de la compréhension de la nature de la pensée exige en particulier d'être conscient des pensées lorsqu'elles surgissent, sont présentes pendant un court moment, puis disparaissent, viditā vitakkā uppajjanti, viditā upatthahanti viditā abbhattham gacchanti (A. Il, 45).

Cette pratique conduit à la pleine conscience et à la claire compréhension, sampajañña, et constitue l'une des exigences des quatre types de connaissance analytique, patisambhidā (A. IV, 33).

En ce qui concerne l'apparition de pensées malsaines, un facteur important est la perception, saññā. Selon l'analyse donnée dans le Samanamandikā Sutta, l'apparition de pensées et d'intentions malsaines est due à un type de perception correspondant (M. Il, 27). C'est-à-dire qu'une racine centrale des processus de pensées malsaines réside dans la façon dont la perception évalue l'expérience.

Née sur la base d'un type particulier de perception, la vitakka a la propension à conduire à la papañca, la prolifération conceptuelle (M. I, 112), qui se manifeste à son tour par toujours plus de pensées du même type (D. II, 277). Comme le précise le Madhupindika Sutta, le plaisir des proliférations conceptuelles et des perceptions associées est responsable des querelles et des litiges, de la prise de bâtons et d'armes, ainsi que des paroles malveillantes et des faux discours (M. I, 109). Ainsi, lorsque les moines se querellent entre eux, on peut en conclure qu'ils n'ont pas développé les trois types de pensées saines, et qu'au lieu de cela, ils se sont souvent attardés sur des pensées liées à la sensualité, à la mauvaise volonté et au fait de nuire (A. I, 275). Par conséquent, que ce soit en marchant, en se tenant debout, en s'asseyant ou en s'allongeant, il ne faut pas laisser perdurer les pensées malsaines (It. 115).

En fait, pour garder les pensées malsaines hors de l'esprit, il faut une attitude déterminée. Cela est dû à la dynamique responsable de l'émergence de la pensée, qui trop souvent se produit sans délibération consciente, "Mes" pensées et « mes » idées, après un examen plus approfondi, s'avèrent être tout à fait indépendantes de "mon" contrôle. Cet état de fait est familier à quiconque a essayé de pratiquer la méditation, où l'on découvre rapidement combien il est difficile d'éviter de se perdre dans toutes sortes de pensées et de réflexions, de rêveries et de souvenirs. Tout cela se produit en dépit de notre détermination à nous concentrer sur un objet de méditation particulier. Pour remédier à cette situation, l'apparition de vitakka doit être lentement soumise à un contrôle plus conscient par un apprivoisement progressif de l'esprit en méditation. C'est donc l'expression d'une expertise méditative remarquable lorsqu'un moine peut affirmer qu'il a un tel contrôle sur son esprit qu'il ne pense qu'aux pensées qu'il veut vraiment penser (M. I, 122). Diriger correctement l'activité de réflexion de l'esprit mérite donc d'être considéré comme un miracle en matière d'instruction, anus āsanipātihāriya. (D. 1, 214).

Empêcher les pensées malsaines de se poursuivre peut, selon le Vitakkasanthāna Sutta, être entrepris de diverses manières (M. I, 119 ; voir aussi Vitakkasanthāna Sutta), l'une d'entre elles consiste à accorder son attention à quelque chose de sain. Dans le cas où cela ne suffit pas, on peut orienter l'attention sur les conséquences néfastes de laisser les pensées malsaines se poursuivre. Si cela ne fonctionne pas, on peut essayer de les oublier complètement, ou encore d'essayer de faire taire les formations mentales qui en sont responsables. En dernier recours, on peut utiliser la force de l'esprit pour expulser les pensées malsaines.

Une perspective progressive sur la manière de traiter la pensée est fournie dans un discours de l'Anguttara Nikāya. Ce discours compare le traitement des pensées au raffinage progressif de l'or, où l'on commence par éliminer les impuretés grossières puis on élimine les impuretés les plus fines (A.1, 253). De la même manière, lorsque l'on tente de purifier l'esprit, on commence par éliminer les pensées grossières liées aux conduites malsaines et qui doivent être surmontées. Une fois qu'elles sont éliminées, tout type de pensée liée à la sensualité, à la mauvaise volonté et au fait de nuire doit être surmonté. Une fois ces pensées éliminées, il reste encore à abandonner des pensées diverses telles que les pensées concernant les proches, le pays d'origine, la réputation, etc. Une fois que ces pensées sont également abandonnées, il reste dhammavitakka, ce qui peut être synonyme de réflexions sur les enseignements.2 Un développement plus poussé de l'esprit conduit ensuite à la concentration en un point.

En fait, d'après le Samanamandikā Sutta. la cessation complète des pensées et intentions malsaines peut être obtenue en atteignant le premier jhāna. Cela met en évidence la contribution que le développement de samatha a à offrir pour surmonter les pensées malsaines. Une pratique de méditation explicitement recommandée pour aller au-delà des pensées est la méditation de pleine conscience sur la respiration (Ua. 37).

Vitakka et Jhāna

Le Dvedhāvitakka Sutta indique que même si les pensées liées au renoncement, à l'absence de mauvaise volonté et à l'innocuité sont tout à fait saines, cependant excessives, elles fatiguent l'esprit et ne conduisent pas à la concentration. Par conséquent, à un moment donné, même les pensées saines doivent être abandonnées afin de stabiliser l'esprit et de l'amener à une concentration plus profonde (M. I, 116). Par ailleurs, le fait que les étapes les plus profondes de la concentration conduisent au-delà des pensées, cela ne signifie pas pour autant que vitakka n'a aucune place dans le contexte des premières méditations bouddhistes. D'ailleurs, des types de méditations réfléchies sont décrits dans les discours et dans la littérature ultérieure, impliquant diverses remémorations ou anussati. Celles-ci peuvent prendre comme objet le Bouddha, les enseignements, la communauté, ou encore sa propre vertu et générosité , et même les êtres célestes (A. III, 312).

Dans le domaine de la méditation de pleine conscience proprement dite, la pensée semble aussi avoir sa place. Ceci peut être vu à partir des instructions données dans le Satipatthāna Sutta, qui exprime fréquemment ce qui est et ce qui doit être contemplé en langage direct, en employant la particule iti. Ainsi, dans le cas de la contemplation des sensations, par exemple, l'instruction est que lorsqu'on éprouve une sensation agréable ou douloureuse, on doit savoir clairement "J'éprouve une sensation agréable" ou "J'éprouve une sensation douloureuse », 'sukham vedanam vediyäm iti pajānāti ou 'dukkham vedanam vediyām iti pajānāti (M. I, 59). Cela nous mène à la pratique de l'étiquetage mental. Le niveau subtil de verbalisation mentale introduit de cette façon contribue à renforcer la clarté de la reconnaissance. À des niveaux de pratique plus avancées, on peut se passer de cet étiquetage mental, il peut alors être supprimé.

Dans le contexte du développement de jhāna, vitakka a également une fonction importante et ne sera laissé de côté que seulement après avoir atteint les niveaux de pratique plus avancés après l'atteinte du premier jhãna. Le rôle de vitakka par rapport au premier jhāna a été l'objet de nombreuses controverses, c'est pourquoi, avant d'examiner ce rôle, un bref aperçu de la nature du premier jhāna est nécessaire comme toile de fond pour les implications de la vitakka comme facteur de jhāna.

Selon l'Upakkilesa Sutta, le Bouddha a dû, avant son l'éveil, fournir un effort considérable pour être capable d'atteindre le premier jhāna (M. III, 157). Dans le cas de ses disciples Anuruddha et Mahāmoggallana, il fallait l'intervention personnelle du Bouddha pour qu'ils puissent atteindre et stabiliser le premier jhāna (M. III, 157 et S. IV, 263). Pour Anuruddha et Mahāmoggalläna, qui plus tard se sont distingués parmi les disciples du Bouddha pour leurs capacités de concentration (4. I, 23), il fallait une telle intervention personnelle.

Les difficultés indiquent clairement que le premier jhāna représente un niveau de concentration qui requiert une expertise méditative considérable. Ailleurs, les discours indiquent que pendant le premier jhāna, il est impossible de parler (S. IV. 217), et que l'audition des sons est un obstacle à son accomplissement (A. V, 135). Avec le premier jhāna, on est allé au-delà de la vision de Mara (M. I, 159), ayant atteint la fin du monde des sens (A. IV, 430).

Bien que ces passages présentent le premier jhāna comme un état d'absorption mentale profondément concentré, les facteurs mentaux nécessaires à son accomplissement comprennent, selon la description standard, vitakka et vicāra. Ces deux facteurs ne sont abandonnés qu'avec la réalisation du second jhāna.3 Comprendre ici le facteur jhāna vitakka comme se référant à la pensée conceptuelle est en contradiction avec les descriptions du premier jhāna données dans les passages ci-dessus, qui montrent clairement que le premier jhāna est quelque chose de bien plus profond que le type de condition mentale dans laquelle la pensée conceptuelle et la réflexion ont lieu.

La solution à cette énigme peut être trouvée à l'aide du Mahācattārisaka Sutta, qui, dans une liste de synonymes proches de l'intention juste, inclut "l'application de l'esprit", cetaso abhiniropanā, à côté de vitakka (M. III, 73). Cela indique que la gamme de signification de vitakka va au-delà de la pensée conceptuelle en tant que telle, couvrant également le sens d'une inclinaison de l'esprit. Les deux nuances de vitakka sont en fait étroitement liées l'une à l'autre, puisque réfléchir ou penser à quelque chose exige une inclinaison de l'esprit vers le sujet ou vers la problématique en question.

L'interrelation entre ces deux nuances de vitakka s'observe également dans le domaine de la parole. Ici, vitakka est, avec vicāra, une formation responsable de la parole, vacisankhāra (M. I. 30 I). En fait, lorsqu'on parle, on peut parfois exprimer verbalement quelque chose qui a déjà été entièrement formulé dans l'esprit, entièrement "pensé". Pourtant, à d'autres moments, il peut y avoir juste un sens général de l'orientation de ce que l'on va dire et il faut encore chercher les mots justes en parlant. Ce sentiment général d'orientation entre également dans le champ de signification de vitakka et pas seulement les pensées entièrement formulées au moment où l'on a déjà planifié son discours. Ce sens de la direction générale, dans le sens d'une application ou d'une inclinaison de l'esprit, nécessite le soutien de vicāra afin d'être mené à bien.

De même qu'en ce qui concerne la formulation du discours, vitakka et vicāra expriment un sens de la direction mentale et son maintien, de même en ce qui concerne l'approfondissement de la concentration, ces deux éléments remplissent le même rôle. Dans le cas de l'approfondissement de la concentration, vitakka représente l'inclinaison de l'esprit, une inclinaison qui doit aller au-delà de la pensée conceptuelle afin de conduire l'esprit vers la réalisation du premier jhāna. Au deuxième jhāna, ces derniers vestiges de l'activité mentale que sont vitakka et vicāra sont laissés derrière, ainsi l'esprit atteint le vrai silence intérieur (S. 11,273 ; cf. aussi Th. 650 et Th. 999). Un tel silence est non seulement exempt de pensées conceptuelles, mais aussi exempt du "bruit" de toute autre activité mentale délibérée.

Ainsi, dans le contexte de la réalisation de jhāna, il serait préférable d'éviter de rendre vitakka par "pensée", au lieu de quoi "application initiale de l'esprit" serait une traduction plus appropriée. Vicāra pourrait alors être traduit par "application soutenue de l'esprit". L'interrelation entre ces deux éléments est décrite dans le Visuddhimagga par une série d'analogies. Celles-ci comparent vitakka et vicāra à des aspects complémentaires d'actions particulières, comme le fait de frapper un gong et la réverbération du gong ; ou un oiseau qui déploie ses ailes puis s'élève dans le ciel ; ou une abeille qui vole vers une fleur puis plane au-dessus d'elle ; ou le fait de tenir un plat d'une main et de le nettoyer de l'autre ; ou un potier qui tourne le tour d'une main et façonne la poterie de l'autre main ; ou le fait de dessiner un cercle avec une épingle fixée au centre et une autre épingle qui tourne autour (Vism. 142). Cette image montre encore l'implication importante de vitakka en tant que mise en mouvement d'une activité, qu'il s'agisse de l'activité mentale de penser et de réfléchir, ou de l'activité mentale de développer la concentration en inclinant l'esprit vers un objet de méditation particulier.

L'imagerie de vitakka

La nature de vitakka a été illustrée dans les premiers discours à l'aide de plusieurs analogies. L'une d'entre elles compare l'apparition de vitakka à un corbeau qui a été attaché à une ficelle et qui est ensuite lancé en l'air par des enfants (S. I, 207 et S11. 271 : cf. aussi l'explication à SA. I. 304). Cette imagerie montre comment le mouvement de la pensée peut facilement donner une illusion de liberté personnelle. Mais si l'on y regarde de plus près, il s'avère qu'il s'agit plutôt d'une condition de servitude, comparable à celle du corbeau qui s'envole dans les airs pour retomber sur le sol parce qu'il est lié par un anneau.

Cette condition d'asservissement se manifeste en particulier par ce type de pensée malsaine, et c’est ce type de pensée qui fait l'objet de la plupart des analogies. Les pensées malsaines sont comparables aux impuretés de l'or qui doivent être éliminées pour que l'or devienne sans défaut, brillant, exploitable et apte à être façonné en ornement par un orfèvre (A. I, 253). Ou encore, les pensées malsaines sont comme un nuage de poussière qui doit être éliminé, tout comme une averse de pluie dissipe toute poussière (Ir. 83). Les images de la poussière et des impuretés mettent en évidence la nature obstructive des pensées malsaines et la nécessité de les surmonter afin d'accéder au véritable potentiel de l'esprit.

Selon le Vitakkasanthāna Sutta, les pensées malsaines sont comme la carcasse d'un serpent ou d'un chien mort, ou même d'un être humain que l'on met au cou d'un jeune homme ou d'une jeune femme qui aime les ornements (M.I, 119). Cette image fait en particulier ressortir le caractère répréhensible des pensées malsaines. La même constat inhérent à une autre comparaison des pensées malsaines à des mouches attirées par la viande pourrie (4. I, 280). Cette comparaison de la viande pourrie représente l'avidité et la mauvaise volonté. Ces comparaisons soulignent la nature dégradante, voire dégoûtante, de ces pensées et le degré auquel elles peuvent souiller l'esprit.

Le Vitakkasanthāna Sutta compare également les pensées malsaines à une cheville grossière que le charpentier enlève à l'aide d'une cheville plus fine (A.I,119). L'utilisation d'une cheville plus fine signifie ici que l'on porte son attention sur quelque chose de sain afin de surmonter les pensées malsaines. Le fait de réussir à éliminer les pensées malsaines est aussi comparable à la capacité de l'éléphant d'un roi à vaincre un ennemi au combat (4. I, 117). La nécessité de réfréner les pensées malsaines est semblable à celle d'un vacher qui doit battre ses vaches pour les empêcher de s'égarer dans les récoltes arrivées à maturité (M. I, 115). Ces images soulignent l'importance d'affronter les pensées malsaines. Cette importance est liée non seulement à la culture mentale en tant que telle, mais aussi au fait que la pensée mène finalement à l'action. Cette relation est encore mise en évidence dans une autre analogie selon laquelle vitakka est comme de la fumée dans la nuit, dans le sens où elle représente l'activité de planification de l'esprit, tandis que la mise en œuvre de ces plans se compare au feu pendant le jour (M. I, 144).

Ces différentes illustrations de la nature de la vitakka mettent notamment en évidence le problème des pensées malsaines et la nécessité de les surmonter. C'est également le thème d'un couplet de versets dans le Dhammapada, qui oppose ceux qui sont en servitude, parce qu'ils sont incapables de contrôler la pensée, et ceux qui maîtrisent la pensée et vont ainsi au-delà de la servitude.

Vitakkapamathitassa jantuno,
tibbar agassa subhānupassino,
bhiyyo tanhā pavaddhati.
esa kho da lham karoti bandhana m.

Pour une personne submergée par la pensée,
Qui est fortement passionnée, regarde [les choses] comme belles,
Son désir ne cesse de croître,
C'est lui, en effet, qui donne de la force [à son propre état de] servitude
(Dhp. 349).

Vitakkinasame ca yo rato, asubham bhāvayati sadā sato,
esa kho vantikahiti,
esa checchati Mārabandhanam.

Qui se délecte de la pensée apaisante,
Toujours attentif, développe la perception de l'absence de beauté,
Il supprimera [le désir].
Il coupera l'esclavage de Māra.
(Dhp. 350).

Anālayo


Références

1 Pour un traitement plus détaillé des takkikas, cf.Jayatilleke : Early Buddhist Theory of Knowledge, Delhi 1980 : 263ff.

2 Nānaponika & Bodhi : Numerical Discourses of the Buddha, Delhi 1999 : 289 note 70, proposé comme une alternative à l'explication commentée selon laquelle dhammavitakka représente les dix corruptions de l'intuition (AA. II, 362).

3 Au stade intermédiaire, lorsque vitakka a déjà été laissé déjà été et abandonné et que vicara reste encore présent, voir UPAKKILESA SUTTA.
ENCYCLOPÉDIE DU BOUDDHISME

Fondateur - Rédacteur en chef :
G P. MALALASEKERA, M.A. Ph. D. D. Lit, Professeur Eméritus

Rédacteur en chef
W. G WEERARATNE, M. A. Ph. D

VOLUME VIII

FASCICLE 3 : Vaca-Z hong a-han
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axiste
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anjalimetta
Cette fois ci, je ne me suis pas perdue, merci pour ce texte qui offre beaucoup de clarté.
Cinq clefs pour la parole correcte :
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tirru...
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axiste a écrit :
20 décembre 2022, 17:09
anjalimetta
Cette fois ci, je ne me suis pas perdue, merci pour ce texte qui offre beaucoup de clarté.
Merci à toi Axiste d'avoir suscité de l'intérêt pour ce terme plein de sens et qui derrière son apparente banalité recouvre un sens très large et important pour tout méditant. white lotus
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Vitakka et Vicara fonctionnent ensemble et sont rendus par "prise ferme" et "application soutenue" dans le Visuddhimagga.
LA «PRISE-FERME» ET «L’APPLICATION-SOUTENUE»

Le premier jhāna élimine donc le sensoriel et les agents pernicieux, mais il est en retour pourvu de prise-ferme et d'application-soutenue.*

« Prise-ferme» : attaque de l'objet. La prise-ferme se caractérise par l'implantation de l'esprit dans l'objet. Elle a pour rôle d'attaquer l’objet, de le prendre d'assaut, car il est dit : « Avec cet agent, le pratiquant attaque l'objet, le prend d'assaut. » Elle se manifeste en guidant l’esprit jusqu’à l’objet.

«Application-soutenue» : action continue. Elle se caractérise par un
frottement continu sur l'objet. Son rôle consiste à unir continûment les facteurs concomitants et l'objet.

Prise-ferme et application-soutenue ne sont pas toujours dissociable, mais la prise-ferme consiste spécifiquement en une première plongée de l'attention sur l'objet, grossière et préliminaire, tel un coup sur une clochette, alors que l'application-soutenue est un maintien constant, plus fin, qui frotte constamment [sur l'objet], tel le tintement prolongé de la clochette.

La prise-ferme envahit l'objet. Ce mouvement initial de l'esprit ressemble au battement des ailes de l'oiseau qui veut s'élever dans le ciel, et à la descente soudaine de l'abeille vers un lotus dont le parfum l'attire. L'application soutenue, plus paisible, ne fait pas beaucoup bouger l’esprit, et évoque le battement des ailes de l’oiseau qui vole dans le ciel, ou l'action de l'abeille qui butine.

Le commentaire de la «Section des Deux » dit : Un grand oiseau vole dans le ciel en prenant appui sur l’air avec ses deux ailes. La prise-ferme agit de même en implantant l’esprit dans l’objet. L’oiseau plane dans l'espace au moyen du frémissement de ses ailes qui prennent le vent. L'application-soutenue fait de même en frottant l’objet continûment. » La différence est évidente pour qui obtient le premier et deuxième jhânas de l'explication en cinq.

Quand un plat de bronze est souillé, on le saisit fermement d'une main et on le frotte de l'autre avec un tampon d'abrasif huilé. La prise-ferme est comparable à la main qui tient fermement le plat, l'application-soutenue à celle qui le frotte.

Quand le potier a lancé la roue du tour avec son bâton, la prise-ferme ressemble à la main qui presse le vase en cours de modelage, et l'application-soutenue à celle qui intervient çà et là.
La prise-ferme rappelle le piquet fixé au centre du cercle que dessine le jardinier, l'application-soutenue celui qui trace la circonférence en grattant le sol.

Le premier jhâna est pourvu de prise-ferme et d'application-soutenue de même qu'un arbre possède des fleurs et des fruits : On parle donc du jhâna qui «comporte prise-ferme et application-soutenue. » Le Vibhanga exprime la même idée sous l'angle de la personne en disant : «Il est doué, bien doué, de cette prise-ferme et de cette application-soutenue. »

--------

*Vitalka et vicara, rendus par «prise-ferme» et «application-soutenue», désignent ici des actions psychiques elémentaires que le pratiquant ne reconnait d'abord qu'en absence de pensées conceptuelles, c'est-à-dire lorsque son esprit est assez calme pour qu'il n'y ait plus de telles pensées.
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axiste
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Voilà deux mots pratiques pour suivre sa respiration...
Clairs vitakka et vicara à tous..
anjalimetta
Cinq clefs pour la parole correcte :
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tirru...
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Bonjour Axiste,

Merci pour ton retour. ☺️ L’un des aspects les plus important dans l’approche et la compréhension du Dhamma est l’analyse des mots, de chaque mot en langue pāli. Tous les bhikkhus et les instructeurs du bouddhisme ancien Theravada ont pour base le canon pāli et force est de constater que les traductions des mots différent d’un traducteur à l’autre. Elles ne diffèrent pas dans les grandes lignes mais le plus souvent dans les nuances et dans le sens profond. Il apparaît donc judicieux de forger sa propre compréhension des mots en élargissant la grille d’analyse des mots en langue pāli et notamment par l’accès et l’apport de plusieurs sources. À condition, bien entendu que ces sources soient fiables, connues et reconnues.

Meilleurs souhaits, 😌🙏
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jap_8
Merci pour ce développement Tirru, pour cette plongée dans le sens des mots en pali.
Cinq clefs pour la parole correcte :
- dire au bon moment, prononcer en vérité, de façon affectueuse, bénéfique et dans un esprit de bonne volonté."
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tirru...
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Avec joie Axiste 😌🙏

Poussons le bouchon plus loin en allant voir du côté du fameux dictionnaire Pali-Anglais de la Société du Texte Pali :
Le Dictionnaire Pali-Anglais de la Société du Texte Pali

Dictionnaire Pali-Anglais

ÉDITÉ PAR
T. W. RHYS DAVIDS F.B.A. D.Sc. Ph.D. LL.D. D.Litt
et WILLIAM STEDE Ph.D.

Usage scientifique personnel uniquement.

[1921-1925]

Vitakka [vi+takka] réflexion, pensée, fait de penser; "application initiale" (Cpd. 282). - Défini comme "vitakkanaṁ vitakko, ūhanan ti vuttaṁ hoti" au Visshudimaga 142 (avec une similitude au p. 143, comparant vitakka à vicāra : kumbhakārassa daṇḍappahārena cakkaṁ bhamayitvā, bhājanaṁ karontassa uppīḷana - hattho viya vitakko (comme la main qui tient fermement la roue), ito c' ito sañcaraṇahattho viya vicāro : donnant à vitakka le caractéristique de la fixité et de la constance, à vicāra celui du mouvement et de la manifestation). - D ii.277 (traduit par "pré-occupation" : voir note Dial. ii.311) ; iii.104, 222, 287 (huit Mahāpurisa°) ; M i.114 (dvidhākato v.), 377 ; S i.39, 126, 186, 203 ; ii.153 ; iv.69, 216 ; A ii.36 ; iii.87 (dhamma°) ; iv.229 (Mahāpurisa°), 353 (°upaccheda) ; Sn 7, 270 sq., 970, 1109 ; J i.407 (Buddha°, Sangha°, Nibbāna°) ; Nd1 386, 493, 501 (neuf) ; Nd2 s. v. takka ; Ps i.36, 136, 178 ; Pv iii.58; Pug 59, 68 ; Vbh 86, 104 (rūpa°, sadda° etc.), 228 (sa°), 362 (akusala°) ; Dhs 7, 160, 1268 ; Tikp 61, 333, 353 ; Vism 291 (°upaccheda) ; Miln 82, 309 ; DhsA 142 ; DhA iv.68 ; VbhA 490 ; PvA 226, 230. - kāma°, vihiṁsā°, vyāpāda° (pensée sensuelle, hostile, cruelle) : D iii.226 ; S ii.151 sq. ; iii.93 ; A i.148, 274 sq. ; ii.16, 117, 252 ; iii.390, 428. Opp. nekkhamma°, avyāpāda°, avihiṁsā° A i.275 ; ii.76 ; iii.429. - vitakka est souvent combiné avec vicāra ou "application initiale et soutenue" Mrs. Rh. D. ; Cpd. 282 ; "réflexion et investigation" Rh. D. ; pour désigner l'ensemble du processus mental de la pensée (c'est-à-dire fixer son attention et raisonner, ou comme l'explique Cpd. 17 "vitakka est la direction des propriétés concomitantes vers l'objet ; vicāra est l'exercice continu de l'esprit sur cet objet." Voir aussi la définition ci-dessus à Vism 142). Les deux sont des propriétés du premier jhāna (appelé savitakka savicāra) mais sont écartées dans le second jhāna (appelé a°). Voir par exemple D. i.37 ; S iv.360 sq. ; A iv.300 ; Vin iii.4 ; Vism 85 ; et la formule des jhāna. Les mêmes de pīti et samādhi au Vbh 228, de paññā au Vbh 323. La même combinaison (vitakka+vicāra) aux passages suivants : D iii.219 (de samādhi qui est soit sa°, soit a°, soit avitakka vicāramatta) ; S iv.193 ; v.111 ; A iv.409 sq., 450 ; Nett 16 ; Miln 60, 62 ; Vism 453. Cp. rūpa- (sadda - etc.) vitakka+rūpa- (sadda - etc.) vicāra A iv.147 ; v.360 ; Vbh 103. - Sur le terme (également avec vicāra) voir plus loin : Cpd. 40, 56, 98, 238 sq., 282 (sur la différence entre v. et manasikāra) ; Expos. i.188n ; Kvu trsln 2381. - Cp. pa°, pari°.

Note. En regardant les combinaisons vitakka+vicāra dans les ouvrages antérieurs et postérieurs, on arrive à la conclusion qu'ils étaient autrefois utilisés pour dénoter une et même chose : juste une pensée, fait de penser, seulement d'une manière emphatique (car ils sont aussi sémantiquement synonymiques), et qu'il faut les prendre comme une seule expression, comme jānāti passati, sans pouvoir énoncer leur différence. Avec l'avancée dans la Sangha de l'étude intensive de la terminologie, ils se sont distingués mutuellement. Vitakka devint le début de l'esprit, ou de l'attention, et ne fut plus appliqué, comme dans les Suttas, à la pensée en général. Les explications des commentateurs sont le plus souvent de nature édifiante et se fondent davantage sur l'étymologie populaire que sur des bases psychologiques naturelles.
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Merci Tirru, voilà une explication bien détaillée !

Finalement il est difficile d’utiliser les mots pour décrire ou cerner un mouvement.
L’esprit lui ne découpe pas forcément à la base, il peut voir comme une courbe ou un mouvement...après on divise en pointillés...comme on utilise des outils on divise les mouvements de la pensée, pour agir sur ou pour comprendre nos perceptions.
Finalement tout ceci ressemble aussi à un travail d’orfèvre qui demande minutie et précision.
jap_8
Cinq clefs pour la parole correcte :
- dire au bon moment, prononcer en vérité, de façon affectueuse, bénéfique et dans un esprit de bonne volonté."
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