PHENOMENOLOGIE et BOUDDHISME

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chakyam

Fin du 19ème siècle/début du 20ème en Europe, les pratiques philosophiques « s'essoufflent » quelque peu engoncées qu'elles sont dans des positions psychologisantes auxquelles il manque des référents ontologiques dont on puisse dire qu'ils sont indubitables afin de les fonder « scientifiquement ». C'est évidemment une tâche ardue à une époque où les courants religieux sont fortement implantés, où les « élites » essaient de digérer l'Inconscient Freudien et que les scientifiques sont bousculés par les idées de Max Planck et la mécanique quantique.

Cependant un courant animé par quelques philosophes audacieux dont BRENTANO et HUSSERL vont relever le défi de la scientificité dont la philosophie n'a pas à se priver par principe. Ce sera la Phénoménologie.

Qu'elle est-elle ? Elle se définit à partir d'une définition que va en donner BRENTANO : « Le caractère propre du fait psychique est de se rapporter à un objet », phénomène physique qui n'a qu'une existence intentionnelle car seuls les phénomènes psychiques possèdent une réalité effective.

Il semble donc que le caractère psychologisant soit encore très marqué. HUSSERL va reconnaître que la Connaissance est un vécu psychique en s'interrogeant cependant sur sa véritable adéquation avec l'objet connu dont il remarque la facticité « naturelle » considérée comme donnée à priori. Il met ainsi l'accent sur l'évidence de la cogitatio dont toute connaissance procède par le concept de présence-en-personne entendu comme évidence immédiate qui pose les objets et les objectivise de façon transcendante.

Cette transcendance posée va, par un phénomène de feed-back, revenir sous forme de principe, de règles morales de conduite au travers des exigences posées notamment par la vie sociale et par la-même va recouvrer un caractère d'immanence sans que pour autant soit éclaircie la possibilité de connaître la propriété attribuée à la connaissance ou au savoir d'atteindre un être transcendant. Autrement dit, HUSSERL prétend que la connaissance est autre chose que l'objet de connaissance et tentera cependant de démontrer l'inutilité d'une quelconque référence transcendante voilant l'accès à la connaissance du phénomène.

Comment ? Par l'affirmation d'une cogitation claire et distincte définie par DESCARTES d'un phénomène qui ne vise rien d'autre que lui-même, qui ne sert aucunement d'alibi à une quelconque démonstration extérieure à lui-même, en fait, par ce qui est donné-en-personne, en soi. C'est l'absolu évidence d'une cogitation de l'absolue présence en personne, débarrassée de l'ensemble des scories transcendantes surajoutées qu'avait généré la simple connaissance naturelle qu'HUSSERL va définir comme réduction phénoménologique.

C'est ainsi que va être reprise l'intentionnalité posée par BRENTANO dans la mesure où toute connaissance va résulter d'une intentio qui vise quelque chose et va en définir le champ et la portée. En même temps la phénoménologie va se retirer de l'attitude « naturelle » par la suspension du jugement pour ne plus s'intéresser qu'à l'objet sans projection égotique ni finaliste et ne la considérer qu'en tant que réflexive.

Quel rapport avec le Bouddhisme ? Il me semble évident par le rejet de toute transcendance entendue comme superstructure ajoutée à une approche naturaliste de la Nature et des rapports humains. Le bouddhisme l'appelle « illusion » et en fait le mobile, la raison et la finalité de son enseignement quelques soient les écoles, notamment par ce qu'il appelle « les trois domaines » qui correspondent à l'articulation des sens, des objets et des consciences et l'on voit aisément que ce qui intéresse les deux approches résulte plus de la méthode/moyens habiles employée que des objets qui les constituent.

L'autre point de convergence me semble être les concepts de « présence-en-personne » et UJI (le temps-qu'il-y-a) qui, chacun en ce qui le concerne, pose le Réel en-deçà et au-delà des diverses transcendances dont on l'affuble afin d'en découvrir la Nature dont le bouddhisme dira qu'elle est interdépendante et impermanente. C'est ainsi que les notions de commencement du monde et de sa fin seront exclues du discours bouddhique dans la mesure où ces évènements (!!!) ne sont d'aucune utilité pour la délivrance.

Evidemment les deux disciplines font appel et exigent l'esprit clair et distinct tel que le réclamaient DESCARTES et HOUANG-PO afin de comprendre et découvrir les méandres de l'Esprit qui s'égare dans ses propres créations, d'où le respect scrupuleux de la méthode et le rappel incessant à « l'esprit UN » avec l'introduction du concept d'intentionnalité, fondamental pour leur compréhension. En effet, que ce soit la Connaissance ou la Délivrance, elles n'arrivent pas sans effort et encore faut-il que leur champ d'application soit ouvert, c'est la fonction dévolue à l'intentionnalité en tant que prédisposition à.... qui débouchera sur une intention et une série d'action présente à elle-même.

Pour avoir participé au fil « Bouddhisme athé » il me semble que la comparaison avec la phénoménologie offre un champ d'application idéal pour retrouver un bouddhisme fondamental et fondateur débarrassé des idéologies aliénantes, même si des millions de personnes les pratiquent. Elles ne m'interdiront pas, en toute occurrence, de m'exprimer. Par contre si elles veulent confronter, je suis à leur disposition.


FleurDeLotus Butterfly_tenryu
Iskander

Ton introduction sur la phenomenologie est intéressante, même si je ne pense pas avoir tout saisi. Ainsi par exemple tu dis que dans la philosophie phénomenologique, le fait psychique est différent de l'objet auquel il se rapporte. Mais de quelle façon est-ce que ceci n'est pas trivial? La chaise sur laquelle je suis assis, et l'idée que je me fais de cette chaise sont des choses différentes. Qu'est-ce que la phénoménologie en tire?
chakyam

Bonjour,

Je ne dis pas que « le fait psychique est différent de l'objet auquel il se rapporte », seulement en citant BRENTANO que « Le caractère propre du fait psychique est de se rapporter à un objet », ce qui est notablement différent.

Il en résulte que ce que nous appelons objet n'a d'existence propre que par la Cogitatio qui l'engendre. L'ambiguité réside dans l'oubli de cette cogitation et produit l'hypostase d'un objet existant par lui-même, en quelque sorte au-delà de lui même, en fait transcendant.

Cette existence avérée (!!!) va nécessairement générer un organisateur sous forme d'une déité ou d'un principe dont l'existence affirmée va venir obérer toute connaissance véritable débarrassée des rajouts nés de la seule connaissance utilitaire encore appelée naturelle. C'est la raison pour laquelle HUSSERL va prétendre que la connaissance est de nature différente que l'objet à connaître et que seule la réduction phénoménologie en permet l'étude par l'éviction de toutes références supposées transcendantes.

Nous aurons ainsi la présence-en-personne d'un objet donné-en-personne, c'est à dire totalement déconnecté de tout jugement et/ou appréciation extérieur à lui-même.

Et ce n'est pas une mince affaire.


FleurDeLotus Butterfly_tenryu
klesha

C'est un sujet intéressant et important auquel j'ai souvent réfléchi et sur lequel ja'i buté. Mais phénoménologie et bouddhisme sont différents et cela réside dans "l’intentionnalité".
Sinon, le bouddhisme deviendrait une sorte de "sophrologie". Ce n'est pas le cas et il me semble que le Pr. Caycedo l'ait bien compris.
Bref, l'éveil, l'esprit d'un bouddha ne peut rien avoir à voir avec une intentionnalité. Ce serait confondre passions et sagesse.
Donc, l'intentionnalité, ça ressemble au Canada Dry mais ça n'en est pas ! :D
chakyam

Bonjour Klesha,

Nous sommes bien d'accord. L'intentionnalité porte peut être à confusion... quoique que ...(comme disait Raymond DEVOS)

Cependant, ce qui me semble intéressant dans les « deux points de vue » réside plutôt dans la mise à distance de ce qui peut apparaître comme particulier, personnel, égotique, égoiste, transcendance « naturelle » qui, en soi, ne permet pas une compréhension et une saisine correcte et valide du monde et des phénomènes qui le peuplent.

En ce sens, après de multiples expérimentations et réflexion, peut-on se demander quelle idée, quelle intention, quelle volonté présidait à l'attitude du Bouddha sous l'arbre de la Boddhi ; quelle pulsion portait BRENTANO et HUSSERL à formuler leur doctrine ?

Ils l'appellent (les seconds) intentionnalité...qui génère l'intention...qui génère une action...qui génère une attitude. A défaut d'un autre concept... pourquoi pas. L'important est qu'il désigne un mouvement d'ouverture aux autres, même et surtout s'ils ne sont pas d'accord avec ce que nous défendons.


FleurDeLotus Butterfly_tenryu
klesha

Bonsoir Chakyam,
Quand on "entre" dans le bouddhisme, il y a certainement une intentionnalité. Mais ensuite, il me semble qu'il s'agisse plutôt d'une conscience de l'intention qui consiste précisément à mettre fin à l'intentionnalité (voir la dualité, le non SOi, la coproduction conditionnée).
En outre, ce principe d'intentionnalité n'est pas partagé, comme tu le sais, loin de là, par tous les phénoménologues.
Bref, sur un plan absolu, l'intentionnalité et le bouddhisme sont antagonistes. Sur le plan relatif, au début de la voie, l'entraînement de l'esprit y ressemble, pas entièrement mais il y a de ça.
existence

Personnellement, je pense que c'est aller un peu vite que de considérer que la phénoménologie considère que seules les expériences de pensées existent. Il me semble plutôt qu'elle affirme que seules les expériences de pensées consistent le matériel sur lequel on peut réfléchir sur la réalité, qui peut être aussi la réalité matérielle. Dans ce cas, on pourra remarquer les différentes modalités sensorielles pour un objet, et selon la situation dans l'espace de l'objet, etc.
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Dharmadhatu
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existence a écrit :Personnellement, je pense que c'est aller un peu vite que de considérer que la phénoménologie considère que seules les expériences de pensées existent. Il me semble plutôt qu'elle affirme que seules les expériences de pensées consistent le matériel sur lequel on peut réfléchir sur la réalité, qui peut être aussi la réalité matérielle. Dans ce cas, on pourra remarquer les différentes modalités sensorielles pour un objet, et selon la situation dans l'espace de l'objet, etc.
jap_8 Excellent ! C'est tout à fait le propos de l'épistémologie bouddhiste que d'examiner tout ça. Je me permets de conseiller Les Deux vérités selon les quatre écoles de Guéshé Dreyfus, ou encore son compte-rendu plus détaillé: Recognizing Reality. C'est très profond.

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
klesha

Peux-tu préciser Dharmadhatu ? Est-ce à dire que l’épistémologie bouddhiste (ou Gelug ?) rejoindrait dans sa démarche ou ailleurs la phénoménologie, puisque tu trouves la réponse d'existence "excellente" ?
Parce que là, elle répond sur la phénoménologie et tu rebondis sur "l'épistémologie bouddhiste". Y aurait-il un lien entre l'intentionnalité, par exemple, et l'épistémologie bouddhiste ?
Il y a (au moins) deux écoles à ce sujet en phénoménologie : ceux qui considèrent que l'intentionnalité est un critère du mental et ceux qui disent "pas forcément", tout en lui accordant une place importante dans l'activité du mental. Je suis donc intéressé par tout développement sur le sujet (svp phrases courtes et simples).
Comme je l'ai déjà signalé, c'est un sujet auquel je réfléchis souvent, donc il n'y a pas de piège mais seulement un intérêt.
Merci
chakyam

existence a écrit :Personnellement, je pense que c'est aller un peu vite que de considérer que la phénoménologie considère que seules les expériences de pensées existent. Il me semble plutôt qu'elle affirme que seules les expériences de pensées consistent le matériel sur lequel on peut réfléchir sur la réalité, qui peut être aussi la réalité matérielle. Dans ce cas, on pourra remarquer les différentes modalités sensorielles pour un objet, et selon la situation dans l'espace de l'objet, etc.
Jamais je n'ai prétendu que " seules les expériences de pensées existent". Elles n'affirme pas non plus que "seules les expériences de pensées consistent (constituent ???) le matériel sur lequel on peut réfléchir sur la réalité."

Elle dit seulement, comme je l'ai expliqué sur le fil "bouddhisme athée" que l'intentionnalité ouvre le champ "possible" d'un objet à étudier, DEBARASSE de ses oripeaux égotistes liés à une vision naturelle et exclusivement naturelle, donc encombrée de transcendance, de mérites, d'acquisitions de mérites, de récompenses et de renaissances fantasmées.


FleurDeLotus Butterfly_tenryu
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