Je vous propose ici quelques pistes de réflexion sur la doctrine du non-soi ou d’Anatta, à travers une approche à la fois bouddhiste et psychanalytique.
La question du moi et du non-moi
Nina Coltart travaille avec finesse les notions d’ego et de non-ego. Revenons sur ce que signifient ces termes dans le bouddhisme, car se joue ici un des enjeux décisifs de l’enseignement du Bouddha et du rapport qu’il peut entretenir avec la psychologie.
Tout d’abord, partons du fait que le bouddhisme ne nie pas l’existence d’un moi, mais celle de son autonomie et indépendance. Ce que nous prenons pour le « moi » n’est qu’une éphémère construction d’éléments. Comme l’explique Nina Coltart, cette notion de non-moi est étrangère à l’Occident qui, depuis la pensée platonicienne et l’avènement du christianisme, affirme au contraire que chaque être humain possède une âme éternelle.
Pourtant, l’affirmation bouddhiste est beaucoup moins surprenante qu’elle n’en a l’air et trouve des échos dans notre propre tradition. Dans Vivre, Mihaly Csikszentmihalyi remarque, à partir de nombreuses enquêtes de terrain, que les moments de joie et de satisfaction de notre vie ne sont pas associés à de simples « loisirs », mais à un certain état psychologique dans lequel règne un sentiment de fluidité et de concentration où, précisément, l’emprise du «moi» s’estompe. Csikszentmihalyi donne la parole à des navigateurs en solitaire, des alpinistes, des chirurgiens comme à des représentants de nombreuses autres professions qui témoignent tous que l’expérience optimale où leur existence trouve enfin son sens se caractérise par le fait qu’ils s’oublient eux-mêmes. Lorsque je joue de la musique, fais de l’escalade, prépare un bon dîner, donne un cours à la faculté, il peut m’arriver de devenir ce que je fais de manière si profonde que je cesse de m’en sentir l’auteur. Je fais un avec mon action. Je m’abandonne à un processus qui semble me dépasser et où pourtant je suis entièrement présent. Qui n’a pas vécu cette expérience de décentrement radical où l’on se sent pourtant si pleinement humain ? Csikszentmihalyi montre phénoménologiquement comment là où il n’y a pas de moi, nous sommes plus pleinement. Le non-moi n’est pas une privation d’être, mais au contraire sa plénitude. Ce paradoxe, nous le retrouvons en vérité chaque fois que nous cherchons à faire entrer la tradition bouddhique dans les catégories que nous avons forgées et qui ne lui correspondent pas : le non-moi n’est pas la négation d’une personne vivante, mais son déploiement propre. Il y a là un point difficile à comprendre qui peut rendre ardue toute discussion sur la notion de non-moi. L’absence de soi ne signifie pas que la personne qui la vit a perdu le contrôle de son existence ou qu’elle n’est pas consciente de ce qui se passe dans son corps et dans son esprit. Il ne s’agit nullement d’adjoindre une qualification de plus à notre être - comme celle du non-moi - mais de pointer la dimension fondamentale qui est la sienne. La préoccupation constante envers nous-mêmes repose en vérité sur le fait de se sentir inquiet sans raison, de manquer de confiance en soi : « Des dizaines de fois par jour, notre soi se sent vulnérable, et, à chaque fois, il faut une certaine énergie psychique pour restaurer l’ordre de la conscience 1. » La perspective bouddhiste souligne de mille et une manières que l’ego n’existant pas de manière fondamentale, il se sent toujours menacé. La voie du Bouddha consiste à dépasser cette inquiétude en reconnaissant que l’ego n’a pas d’existence propre.
Étrange découverte ! Le non-moi est lié à un sentiment de confiance, de détente et d’estime de soi, alors que spontanément nous pensons l’inverse.
Ainsi, parler de soi, de ce que nous ressentons, peut être une expression égotique visant à nous placer au centre de l’attention et à vérifier, confirmer notre existence, mais cela peut aussi bien être une manière de témoigner honnêtement de ce que nous éprouvons. Le chemin bouddhiste consiste à abandonner l’un pour l’autre. Autrement dit, le non-moi est une expérience d’une grande richesse et d’une vaste authenticité.
Ce que nous prenons pour le « moi », l’âtman des hindouistes, n’est que la combinaison physico-psychologique d’agrégats : la forme ou le corps, la sensation, la perception, les contenus mentaux et la conscience. Une composition d’éléments divers assemblés en fonction de causes et de conditions. Chacun d’eux est impermanent. Ils sont produits et disparaissent en dépendance, de sorte qu’il n’y a rien qu’on puisse trouver en eux qui soit de la nature d’une entité stable, persistante et éternelle. Je suis en fonction des circonstances où je me trouve. Les analyses de Proust sur la multiplicité de notre moi, toujours changeant et impénétrable, peuvent nous aider à percevoir ce dont il est ici question. Le Bouddha souligne le fait que le moi est comme un ruisseau de montagne : il court vite et change toujours. La croyance en une âme permanente (âtman) conduit à une forme de saisie qui entrave la libération spirituelle. En effet, nous nous éprouvons alors comme dissociés du monde et des autres. Le chemin de la guérison intérieure passe par la possibilité de dépasser cette séparation et de cesser de s’éprouver soi-même comme une entité séparée de tout ce qui est.
Un des grands débats au sein du dialogue bouddhisme-psychanalyse porte sur cette notion de moi. Un large courant, auquel appartient Nina Coltart, affirme que « pour qu’un Occidental progresse sainement sur la voie spirituelle qui le conduira à la transcendance de soi et à la perte de la “forteresse du moi”, il faut qu’il ait déjà un sentiment fort et stable de son identité personnelle, quand bien même celui-ci serait négatif. » Ce que l’on appelle « moi fort» est la composition du moi à partir des cinq skandhas, là où la psychose, selon, par exemple, les analyses de Luong Can-Liem, consiste à s’identifier à un seul agrégat. Cette thèse est d’une grande clarté. La psychologie nous permet de trouver un moi fort et bien structuré rendant possible le cheminement sur une voie spirituelle, et sans lequel on ne peut sinon que s’y égarer.
Pour un autre courant, qu’il importe d’évoquer aussi, la notion de moi fort est problématique et empêche de percevoir le sens véritable de l’ego dont parle le bouddhisme. Car en réalité l’ego n’existe pas, il n’y a rien de tel qu’un moi déterminé. Je suis toujours empreint d’une inquiétude et d’une incertitude quant à ce que je suis. Le moindre propos maladroit peut me blesser, j’ai toujours besoin de me sentir confirmé. Cette inquiétude reflète précisément l’absence réelle de l’ego. Notre confusion est une stratégie pour nous sentir exister. Et nous préférons et choisissons, certes malgré nous, la confusion, la névrose, voire la folie et la psychose, à l’ouverture incertaine du non-moi. Aussi ne s’agit-il nullement de nous constituer un moi fort, mais de remarquer le jeu constant de l’ego qui ne cesse de nous entraver, de nous détruire, en raison précisement de son inexistence. La névrose n’est qu'une ruse de l’ego pour éviter d’entrer en rapport avec la réalité et d’abandonner le souci de toute puissance. Remarquons ici que la psychanalyse n’affirme pas que le moi est le centre de la vie psychique : il n’en est qu’une instance et la santé psychique dépend de l’équilibre entre les forces et les conflits.
Quelle que soit la perspective adoptée, il importe de ne pas oublier que le bouddhisme ne vise pas à faire disparaître le moi, mais simplement à reconnaître que celui-ci, il n’existe pas ultimement, car c’est seulement par cette reconnaissance que nous pouvons être plus heureux et libres.
Fabrice MIDAL, Puteaux-La Défense, juillet 2005.