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La chosification

Publié : 13 août 2017, 17:13
par jules
Il m’apparaît que pour savoir ce qu’est une chose, il faut d’abord l’embrasser par le biais des sens, et ce serait proprement cet embrassement qui en ferait une chose.
Mais cet embrassement qui permet de distinguer les choses comme étant des choses, est un processus complexe et je pense tardif dans l’évolution de la conscience, où il me semble que le mental s’est mis à jouer le tout dernier rôle, à savoir celui par lequel une chose, (un arbre, un éléphant, la liberté), nous apparaît selon l’idée abstraite de sa choséité.

Disons qu’un état de fait qui n’aurait pas été chosifié, nous serait inconscient, car nous serions en plein en train de le vivre sans aucun recul à son égard : c’est en tant que tel que je le nomme « état de fait ». Cette manière d’être pleinement et inconsciemment en train de le vivre pourrait s’apparenter à la manière dont le poisson serait dans l’incapacité d’embrasser la réalité de l’océan. Ainsi, ce n’est que lorsque cet état de fait serait chosifié et ce dans un mouvement postérieur au vécu inconscient de celui-ci, qu’il nous deviendrait conscient.

Ce serait à partir du moment où il serait devenu une chose que toute interrogation et tout jugement à son égard deviendrait possible, que ce soit pour le juger de pur ou d’impur ou bien de joyeux ou de triste etc.. Ainsi pour opérer à un jugement ou à une analyse il ne faudrait déjà plus incarner inconsciemment l’état de fait en question, nous ne serions déjà plus comme le poisson inconscient de l’existence de l’océan : cet océan dont nous avons maintenant conscience est devenu une chose, par là elle serait explorable, mais la manière dont nous le faisons est incapable en réalité de cerner l’inconscience qui présidait au vécu de cet état de fait. Autrement dit, ce qui fait défaut à notre analyse consciente de cet état de fait, c’est précisément l’incapacité à cerner l’inconscience dans laquelle nous l’incarnions. Ce n’est donc plus lui que nous analysons finalement, mais la mémoire que nous en avons, comme une sorte de photo, une image aplatie, de sorte que nous passerions en quelque sorte de la 3D de l’expérience réelle inconsciente, à la 2D de l’analyse consciente de cette expérience.

Ainsi en tant que nous le vivions inconsciemment, cet état de fait n’avait aucune caractéristique à nos propres yeux ; ses caractéristiques sont apparues à partir du moment où il n’était plus un état de fait, et que devenus postérieurement conscient de lui, nous l'avons chosifié, donc aplati de sorte à ce que nous puissions en dresser consciemment, c'est à dire de manière appauvrie relativement à l'expérience réelle en soi, le panorama.

Re: La chosification

Publié : 13 août 2017, 19:11
par axiste
Et pourquoi pas ni l'un ni l'autre, mais les deux ? La conscience réflexive et l'inconscience. C'est ce qui se passe très souvent, nous sommes inconscients et conscients de nous mêmes tout à la fois ...et entre les deux nous sommes tiraillés.
Si nous étions encore plus conscients, nous vivrions beaucoup mieux et nous serions capables de toujours faire des choix éclairés. love3

Re: La chosification

Publié : 13 août 2017, 20:32
par jules
axiste : Et pourquoi pas ni l'un ni l'autre, mais les deux ? La conscience réflexive et l'inconscience.
Je dirais, parce que la conscience réflexive nous illusionne sur notre faculté à réaliser par leur intermédiaire notre véritable nature. En fait, la conscience réflexive me semble être conscience de conscience, c'est à dire plus exactement, conscience d'une chose, d'un objet mental pris à tort pour la conscience elle-même. Cet objet mental, n'est en réalité je pense que l'une des myriades de manifestations éclairées par la conscience qui quant à elle est comme l'oeil qui ne peut se voir lui-même.
Ainsi, la conscience réflexive n'existe pas en réalité, c'est à dire que je pense que la conscience n'a aucun pouvoir de réflexion, mais que ce pouvoir de réflexion est une illusion, celle là même qui nous conduit d'ailleurs à penser que nous avons un soi.

Re: La chosification

Publié : 13 août 2017, 20:59
par ted
jules a écrit :
13 août 2017, 17:13
Ce n’est donc plus lui que nous analysons finalement, mais la mémoire que nous en avons, comme une sorte de photo, une image aplatie, de sorte que nous passerions en quelque sorte de la 3D de l’expérience réelle inconsciente, à la 2D de l’analyse consciente de cette expérience.

Ainsi en tant que nous le vivions inconsciemment, cet état de fait n’avait aucune caractéristique à nos propres yeux ; ses caractéristiques sont apparues à partir du moment où il n’était plus un état de fait, et que devenus postérieurement conscient de lui, nous l'avons chosifié, donc aplati de sorte à ce que nous puissions en dresser consciemment, c'est à dire de manière appauvrie relativement à l'expérience réelle en soi, le panorama.
Jules,

Je soupçonne quand même que dans ce que nous appelons "inconscience", il y a possibilité de "savoir" ce qui se passe en développant des organes et des perceptions subtiles. Qui ne fonctionnent pas en mode duel sujet/objet, puisque, comme tu l'as expliqué, on tombe dans la chosification, on observe une image périmée du monde, on étudie la carte, pas le territoire.

Mais, il y a forcément la possibilité d'une perception yogique directe au sein de "l'inconscience". Il y a sans doute possibilité de développer des consciences très subtiles, dont le mode d'être n'est pas incompatible avec la non-dualité. L'esprit, baignant dans sa propre lumière, parfaitement éveillé et omniscient.

C'est très bien révélé par ce magnifique texte zen : Zazen Shin, qui a déjà été posté une ou deux fois sur Nangpa. On y retrouve clairement les articulations de ton raisonnement. On y découvre aussi une sagesse propre à l'inconscience. Une manifestation éclairée qui procède à sa manière, tout en se dépouillant des choses.

C'est un mode d'être inconcevable, mais aussi naturel, comme dit le texte, que le poisson dans l'eau ou l'oiseau dans le ciel.
1. L'essence du Zen s'est transmise de Bouddha en Bouddha, et du Zen s’est transmise I'essence de Maître en Maître. Elle a été réalisée sans conceptualisation et accomplie sans causalité.

2. Puisqu'elle a été réalisée sans pensée, elle se crée naturellement intime.

3. Puisqu'elle a été établie sans relativité, son constituant est satori inconscient.

4. Puisque cette réalisation est naturellement intime, elle ne peut jamais être souillée ni impure.

5. Puisque son constituant est satori inconscient, elle ne peut être ni droite, ni oblique.

6. Puisque cette intimité n‘est jamais ni droite ni oblique, elle se dépouille d'elle-même inconsciemment. Sans auto-conscience.

7. Puisque son satori n'est jamais ni droit ni oblique, il est de lui même abandonné à ses propres moyens.

8. L’eau est pure et ainsi elle pénètre le tréfond de la terre. Aussi, quand le poisson nage dans cette eau, il est le Poisson.

9. Le ciel est vaste et transparent jusqu'au cosmos. Aussi, quand I'oiseau vole dans le ciel, il est l'Oiseau.

Lorsque l'esprit de I‘homme est libre, il est I‘Homme.

L'esprit de Zazen : Zazen Shin
par Wanshi Shogaku (Hongzhi Zhengjue) Maître Zen Soto, 1091-1157



Re: La chosification

Publié : 13 août 2017, 21:07
par jules
Oui, je suis d'accord avec toi Ted, on peut retourner cette inconscience en conscience subtile, tout dépend de la manière dont on veut exposer les choses je pense.

Re: La chosification

Publié : 14 août 2017, 02:05
par tirru...
Bonjour Jules,

Une petite parenthèse Jungienne, en espérant élargir le champ de réflexion !

Selon Jung, « la psyché des hommes primitifs est essentiellement collective et en majeur partie totalement inconsciente. La contradiction ne commence à se faire sentir qu’au moment ou s’instaure un développement personnel de la psyché, moment crucial ou la ratio va se mettre à discerner l’incompatibilité des éléments qui s’opposent. De cette connaissance nouvelle nait le combat du refoulement : on veut être bon et c’est pourquoi on se sent obligé de refouler le mal; c’est alors que prend fin le paradis de la psyché collective. »

Si paradis perdu il y a, c'est donc celui de la chute (de l'élévation) de la psyché collective vers l'individuation !

..."C'est pourquoi il faut établir une distinction aussi claire que faire entre les contenus personnels et ceux de la psyché collective. Cette distinction et plus malaisée au premier abord, car les plans personnels, émergeant de la psyché collective qui les a engendrés, lui demeurent intimement reliés. D'où la difficulté de trancher quels contenus doivent être dits collectifs et quels autres personnels. Il est indubitable, par exemple, que les symboles archaïques, qui surgissent si fréquemment dans les fantasmes et les rêves, sont des facteurs collectifs. Tous les instincts fondamentaux, toutes les structures de base de la pensée et du sentiment sont collectifs. Tout ce que les hommes s'accordent pour estimer universel ou général est collectif, de même que tout ce qui est donné, compris, fait ou dit de façon commune et courante. A considérer les choses de prés, on ne cesse d'être étonné en constatant combien notre psychologie, réputé individuelle, comporte des facteurs foncièrement collectifs.

Toujours selon Jung, il est également question de chosification mais avec un angle différent et néanmoins intéressant : « la pensée d’un « chosisme psychique » n’a rien d’une découverte nouvelle; c’est même une des « conquêtes » les plus précoces et les plus répandues de l’humanité : on crut à un monde d’esprits existants réellement. Cette découverte du monde des esprits ne fut toutefois jamais une découverte comme celle du feu : mais ce fut l’expérience ou la prise de conscience d’une réalité qui, en tant que telle, ne le cédait en rien au monde matériel. »

Re: La chosification

Publié : 14 août 2017, 11:05
par axiste
Souvent on se dit que tout nous est donné, parce qu'on est conscient de cette psyché collective en nous.
L'individuation serait une tentative, une nécessité d'éclore, comme une graine dans un champ d'inconscience.
Mais nous baignons toujours dans ce champ. Et peut-être que ce champ d'inconscience s'élargit lui aussi au fur et à mesure que les consciences s'y ancrent ?
Peut -être que cela n'a pas de fin…

Jung avait les mots pour l'abîme…

Re: La chosification

Publié : 14 août 2017, 12:21
par jules
Bonjour Tirru,
Merci pour ce texte.

Il me semble que la découverte d’un chosisme psychique irait bien dans le sens de ce que dit Ted lorsqu’il parle de consciences subtiles, à savoir que si reconnaissance de ce chosisme il-y-a eu, c’est probablement que la conscience a su à un moment donné, se subtiliser afin de s’extirper de ce psychisme pour en faire le constat.

Je verrais bien une sorte de dynamique générale au sujet de la conscience, une dynamique allant dans le sens de cette extirpation progressive du bain inconscient dans lequel elle se trouverait dans son état provisoirement le plus subtil. Mais s’il existait néanmoins un sommet de subtilité, il serait probable qu’au regard de la direction qu’elle prend actuellement, ne serait-ce que dans le mouvement que lui impriment les différentes pratiques et recherches dites spirituelles, on puisse trouver dans cette direction actuelle que prend la conscience, une sorte de mouvement de retour à une conscience collective indifférenciée telle qu’apparentée comme l’évoque Yung au paradis originel. A partir de là, il serait tout à fait probable qu’étant revenue à son état indifférencié, la conscience redevenue collective doivent à nouveau refaire le chemin inverse, chemin consistant cette fois à de nouveau s’individuer. Ce mouvement, serait peut-être une sorte de mouvement éternel de va et vient entre individuation et conscience collective indifférenciée, un mouvement semblable à la respiration en quelque sorte.

axiste : Peut -être que cela n'a pas de fin…

Ainsi, il n'y aurait de consciences subtiles que relativement à la direction du mouvement de la conscience ; si ce mouvement va dans le sens de l'indifférencié, alors plus la conscience s'en rapproche, plus elle est subtile, pareil à l'inverse, si ce mouvement va vers l'individuation. En somme, même la dualité à son heure aurait été une conscience subtile, et on peut imaginer qu'elle le sera encore et encore.

Re: La chosification

Publié : 14 août 2017, 12:41
par jules
En somme, le sens de cette évolution circulaire de la conscience, se trouverait dans la faculté de la conscience à se transcender elle-même, et ce quelque soit le stade où elle se trouverait au court de sa respiration. Nietszche parlerait je pense de "la volonté de puissance" comme unique moteur propre à conduire ce mouvement respiratoire. Il évoque également à ce sujet, ce qu'on a appelé "le mythe de l'éternel retour".

Re: La chosification

Publié : 14 août 2017, 14:42
par ted
jules a écrit :
14 août 2017, 12:21
Je verrais bien une sorte de dynamique générale au sujet de la conscience, une dynamique allant dans le sens de cette extirpation progressive du bain inconscient dans lequel elle se trouverait dans son état provisoirement le plus subtil. Mais s’il existait néanmoins un sommet de subtilité, il serait probable qu’au regard de la direction qu’elle prend actuellement, ne serait-ce que dans le mouvement que lui impriment les différentes pratiques et recherches dites spirituelles, on puisse trouver dans cette direction actuelle que prend la conscience, une sorte de mouvement de retour à une conscience collective indifférenciée telle qu’apparentée comme l’évoque Yung au paradis originel. A partir de là, il serait tout à fait probable qu’étant revenue à son état indifférencié, la conscience redevenue collective doivent à nouveau refaire le chemin inverse, chemin consistant cette fois à de nouveau s’individuer. Ce mouvement, serait peut-être une sorte de mouvement éternel de va et vient entre individuation et conscience collective indifférenciée, un mouvement semblable à la respiration en quelque sorte.
Bé... ce mouvement de respiration que tu décris Jules, expliquerait bien l'apparition d'un égo (individuation) puis la plongée dans le flux de l'inconscient collectif indifférencié pour faire le plein de traces karmiques et ressurgir ensuite avec une nouvelle dynamique (renaissance) orientée soit vers la compréhension du mécanisme (spiritualité, éveil) soit vers une nouvelle individuation ?

Je tâtonne là. .. :) Je découvre Jung. :mrgreen:

Ce qui semble intéressant, c'est que cette respiration au sein de la psyché collective, ces aller/retour, pourrait se faire de multiples fois de notre vivant grâce à la contemplation, à la méditation. Ce qui permet d'envisager l'éveil en une vie. Ou au pire un tourbillon dynamique qui s'épure rapidement du karma en quelques vies (sotapanna).

Mais je reste convaincu que les tourbillons ne sont que les remous d'une psyché collective, d'un flux inconscient qui se cherche. Leur véritable but n'est-il pas de se mettre au service du flux en devenant des observateurs attentifs ? des relais fidèles ? Voire même peut-être, des exemples évolutifs contagieux au sein même du flux ?

Puisqu'ils sont à la fois les causes et les conséquences de la nature du flux ?