Un long extrait très saisissant encore...
Comment prier le soleil qui se lève loin à l'orient et monte au-dessus du désert ? Pourquoi le prier ? J'ai bu le soleil dont je me suis abreuvé, pourquoi le prier ? Mais le désert, le désert en moi, exige des prières, car le désert veut se remplir de vivant. Je voudrais le réclamer à Dieu, au soleil ou à l'un des autres immortels.
Je réclame, parce que je suis vide et que je suis un mendiant. Dans le jour du monde, j'oublie que je me suis abreuvé de soleil et que je suis ivre de lumière agissante et de force brûlante. Mais je suis entré dans l'ombre de la terre et j'ai vu que je suis nu et que je n'ai rien pour couvrir ma pauvreté. A peine touches- tu la terre que c'en est fait de la vie qui t'habite; elle fuit loin de toi pour aller dans les choses.
Et une vie étrange commence dans les choses. Ce que tu croyais mort et sans vie révèle une vie secrète et une intention muette et impitoyable. Tu te retrouves pris dans un engrenage où chaque chose suit son propre chemin avec des gestes étranges, à côté de toi, au dessus de toi, en dessous de toi et à travers toi, même les pierres te parlent et des fils magiques vont de toi à la chose et de la chose à toi. Le lointain et le proche agissent en toi et tu agis, sans vraiment savoir comment, sur le proche et le lointain. Et toujours tu es proie et désarroi.
Mais si tu fais attention, tu pourras voir ce que tu n'as jamais vu jusque là, à savoir que les choses vivent ta vie, qu'elles se nourrissent de toi: les rivières roulent ta vie vers la vallée; c'est avec ta force qu'une pierre tombe sur une autre; même les plantes et les bêtes grandissent par toi et tu meurs par elles. Une feuille qui danse dans le vent te danse, l'animal dépourvu de raison devine tes pensées et te représente. La terre entière tire ta vie de toi et tout te reflète.
Rien n'arrive où tu n'es pas secrètement partie prenante; car tout s'est ordonné autour de toi et joue ta part la plus intime. Rien en toi n'est caché aux choses , aussi lointain , cher et secret cela soit-il. Les choses le possède. Ton chien te vole ton père mort depuis longtemps et te regarde comme lui. La vache dans le pré a deviné ta mère et elle te charme, toute empreinte de calme et de sécurité.
Les étoiles te murmurent tes secrets les plus profonds et les douces vallées de la terre te cachent dans un giron maternel. Tel un enfant égaré, tu es là à te plaindre pitoyablement au milieu des puissants qui tiennent les fils de ta vie. Tu cries à l'aide et te cramponnes au premier venu qui croise ton chemin. Peut-être saura t-il te conseiller, peut-être connaît -il la pensée que tu n'as pas et dont toutes les choses t'ont vidé.
Je sais, tu voudrais entendre parler de celui qui n'a pas été vécu par des choses mais qui s'est vécu et comblé seul. Car tu es un fils de la terre, vidé de ta substance par la terre qui t'aspire, qui ne peut rien à partir d'elle même mais ne fait qu'aspirer le soleil. Voilà pourquoi tu aimerais entendre parler du fils du soleil qui rayonne et n'aspire pas. /
Tu aimerais entendre parler du Fils de Dieu, qui rayonnait et donnait et engendrait et pour qui il y eu un nouvel enfantement comme la terre donne au soleil des enfants verts et multicolores.
Tu aimerais entendre parler de lui, rayonnant rédempteur qui, comme fils du soleil, trancha les trames embrouillés de la terre, coupa les fils magiques et délia ce qui était lié, qui se possédait lui-même et n'était le valet de personne, qui n'aspirait et ne vidait personne de sa substance et dont personne n'épuisait le trésor.
Tu aimerais entendre parler de celui qui ne fut pas assombri par l'ombre de la terre mais qui l'éclaira au contraire; celui qui voyait les pensées de tous et dont personne ne devinait les pensées, qui possédait en lui le sens de toutes choses et dont aucune chose ne pouvait exprimer le sens.
Le Solitaire a fui le monde, il a fermé les yeux, il s'est bouché les oreilles et s'est enfermé dans une grotte en lui même, mais cela n'a servi à rien. Le désert l'a vidé de sa substance, la pierre a dit ses pensées, la grotte a renvoyé l'écho de ses sentiments et c'est ainsi qu'il est devenu lui même désert, pierre et grotte.
Et tout était vide et désert, impuissance et stérilité, car il ne rayonnait pas et restait un fils de la terre qui vidait un livre de sa substance et était lui même vidé de sa substance par le désert. Il était désir et non éclat, entièrement terre et pas soleil.
Voilà pourquoi il était dans le désert, saint avisé qui savait bien que sinon il ne se distinguerait pas des autres fils de la terre.
S'il s'était abreuvé à lui même, il aurait bu du feu.
Le Solitaire est allé dans le désert pour se trouver. Or il ne désirait pas se trouver mais trouver le sens multiple du livre sacré. Tu peux ingurgiter l'immensité sans bornes du petit et du grand, et tu deviendras de plus en plus vide car la plénitude infinie et le vide infini sont une seule et même chose.
Il désirait trouver à l'extérieur ce dont il avait besoin. Or le sens du multiple, tu ne le trouves qu'en toi même et non dans la chose, car la multiplicité du sens n'est pas donné dans un seul élan, c'est au contraire une succession de significations. Les significations qui se succèdent ne sont pas dans la chose mais elles sont en toi qui es soumis à de nombreux changements dans la mesure où tu as part à la vie. Les choses changent elles aussi, mais tu n'y fait pas attention si tu ne changes pas. Mais si tu changes, le visage du monde change aussi. Le sens multiple des choses est ton sens multiple. Il est inutile de vouloir aller le sonder dans les choses. Et c'est en fait la raison pour laquelle le Solitaire est allé dans le désert, mais ce n'est pas lui qu'il a découvert mais la chose.
Et voilà pourquoi il a connu le sort de tout solitaire qui désire: le Diable est venu à lui avec ses discours mielleux et son argumentation convaincante et il a su trouver le bon mot au bon moment. Il l'a attiré vers son désir. J'ai sans doute dû lui apparaître comme le Diable car j'ai accepté mes ténèbres. J'ai mangé la terre et bu le soleil et je suis devenu un arbre verdissant qui se dresse en solitude et grandit.
Livre rouge