Martin Heiddeger a répondu à sa manière à cette question dans son ouvrage du même nom, mais quels outils nous offre quant à lui le bouddhisme pour répondre à cette question ?

AmitiéPour notre compréhension de son raisonnement, il est indispensable d’apprécier ici les divers sens des termes dgnos po/bhāva (entité, chose, ou existence) et dgnos med/abhāva (non-entité, non-chose, ou non-existence). Sur ce point crucial, Tsongkhapa écrit dans son Lhagthong Chènmo l’observation générale suivante :
On pourrait s’interroger ainsi : « Etant donné que dans la littérature mādhyamika les quatre lemmes – c.-à-d. une entité ou une nature intrinsèque est existante, [est] non-existante, [est] les deux à la fois, ou [n’est] ni l’un ni l’autre – sont niés, et puisqu’il n’est rien qui puisse exister en dehors d’eux, n’est-ce pas un fait que tout est nié par la raison ? »
[Réponse :] Comme expliqué plus haut, ici aussi il y a deux sens différents du terme bhāva (entité, ou être). Lorsqu’il se réfère à une entité existant intrinsèquement, bhāva doit être réfuté, qu’il soit postulé selon l’un ou l’autre des deux niveaux de réalité [le conventionnel et l’ultime]. Cependant, au sens d’une chose, c.-à-d. un objet ou un événement fonctionnels, bhāva ne peut pas être nié au niveau de la vérité conventionnelle. De la même manière, dans le cas d’abhāva (non-être), si des phénomènes non-composés tels que l’espace sont déclarés intrinsèquement établis comme non-existants, alors abhāva aussi doit être réfuté. De même, à la fois l’existence et l’inexistence d’un tel bhāva (être) doivent être niées, tout comme doit être niée la réalité intrinsèque de leurs opposés. C’est de cette façon que tous les types de négation impliquant le tétralemme devraient être compris.
Autour de cette vue de la réalité, qui est largement acceptée parmi les penseurs bouddhistes, Dharmakīrti organise son ontologie, qui repose sur une dichotomie entre le réel, compris comme étant changeant et causalement efficient, et le fabriqué, compris comme étant non changeant, causalement ineffectif, et donc moins réel. Cette structure dyadique, qui s'applique au système tout entier de Dharmakīrti, peut être exprimée au travers d'un certain nombre d'oppositions binaires: impermanence (anitya, mi rtag pa)/permanence (nitya, rtag pa), chose (bhāva ou vastu, dngos po)/non-chose (abhāva, dngos med), phénomènes spécifiquement caractérisés (svalakṣana, rang mtshan)/phénomènes généralement caractérisés (sāmānyalakṣana, spyi mtshan). Ces oppositions donnent plusieurs équivalences, qui sont fondamentales dans le système de Dharmakīrti: "chose", "impermanent" et "phénomène spécifiquement caractérisé" sont des expressions équivalentes. Elles désignent des entités réelles qui sont constamment changeantes, causelement effectives et individuées selon de strictes conditions d'identité. Ces entités sont les éléments ultimes de l'univers. Elles sont aussi, comme nous le verrons, les objets de perception.Around this view of reality, which is widely accepted among Buddhist thinkers, Dharmakīrti organizes his ontology, which rests on a dichotomy between the real, understood as changing and causally efficient, and the constructed, understood as unchanging, causally ineffective, and hence less real. This dyadic structure, which runs throughout Dharmakīrti's whole system, can be expressed through a number of binary oppositions: impermanence (anitya, mi rtag pa)/permanence (nitya, rtag pa), thing (bhāva or vastu, dngos po)/nonthing (abhāva, dngos med), specifically characterized phenomena (svalakṣana, rang mtshan)/generally characterized phenomena (sāmānyalakṣana, spyi mtshan). These oppositions yield several equivalencies, which are fundamental to Dharmakīrti's system: "thing", "impermanent", and "specifically characterized phenomenon" are equivalent terms. They designate real entities that are constantly changing, causally effective and individuated according to strict identity conditions. These entities are the ultimate elements of the universe. They are also, as we will see, the objects of perception.