Qu'est ce qu'une chose ?

Avatar de l’utilisateur
jules
Messages : 3228
Inscription : 15 février 2009, 19:14

Bonjour,

Martin Heiddeger a répondu à sa manière à cette question dans son ouvrage du même nom, mais quels outils nous offre quant à lui le bouddhisme pour répondre à cette question ?

FleurDeLotus
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jap_8 Salut Jules,

Une chose, bhava* (tib. dngos po) a pour définition bouddhiste, "ce qui est capable d'opérer une fonction" (arthakriya-shakti; don byed nus pa). En géréral, ça renvoie à tout phénomène composé (samskara) ou impermanent (anitya), comme les formes, les consciences et les composés non-associés.

Plus spécifiquement, pour l'école Vaibhashika, c'est tout ce qui existe (car tout y est dit "substantiellement établi"). Pour le Sautrantika qui suit la logique, c'est une vérité ultime (c'est "ultimement capable d'opérer une fonction"). Pour le Chittamatra, ça renvoie surtout à la nature dépendante (paratantra). Pour le Madhyamaka, ça fait partie des vérités relatives.

______________
* à ne pas confondre avec le bhava qui signifie "devenir" (tib. srid pa) dans les 12 liens, ni avec la "nature" (tib. rang bzhin) de l'hypothétique "nature propre" (sva-bhava).

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
jules
Messages : 3228
Inscription : 15 février 2009, 19:14

Hello Dharma,
Une chose, bhava* (tib. dngos po) a pour définition bouddhiste, "ce qui est capable d'opérer une fonction" (...)
Y-t-il par voie de conséquence, une implication karmique propre à la chose ?
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

:D Un Sutra dit que "la diversité des mondes est due aux karmas des êtres": la configuration de l'univers actuel est le résultat du karma que l'ensemble des êtres a accumulé au cours d'un kalpa antérieur. Mais en même temps, le Bouddha a énoncé 5 lois: psychologique, atmosphérique, biologique, physique et karmique, donc que ma tasse de l'instant-x opère la fonction d'engendrer la tasse de l'instant-y n'est pas karmique mais physique.

Pour rejoindre ce que dit le Sutra en question (je ne sais plus lequel), il y a cet exemple repris par Chandrakirti dans son Madhyamakavatara: de l'eau va être perçue comme de l'eau par les humains, comme du nectar par les dévas, comme du pus par les prétas etc. Donc on peut dire que la perception qu'on a des choses, comme l'eau, est due aux conditions karmiques des différentes classes d'êtres.

Autre cas, si la fonction qu'opèrent les choses engendre des sensations, agréables, désagréables ou neutres, alors ces sensations sont forcément des fruits karmiques (c'est en rapport avec les 12 liens expliquant le processus du samsara).

Par contre, le fait que la tasse ait la capacité d'engendrer un effet (parce qu'elle est produite) est, parmi les 4 types de raisonnement, un raisonnement de nature (dharmatâ-yukti): c'est la nature des choses que d'avoir cette capacité à opérer une fonction. De ce point de vue, le karma n'en est pas la raison.

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

:D Au fait Jules, qu'en dit Heidegger en substance ?

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
jules
Messages : 3228
Inscription : 15 février 2009, 19:14

Oh la la...franchement je ne saurais pas te faire le résumé. J'ai lu ce bouquin et je l'ai oublié tout aussi vite...Mais sur le moment je dois dire que j'ai pu ressentir des choses profondes bouger en moi car c'est une interrogation vraiment très exigeante et très poussée. Je suis certain que tu adorerais.
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

:D J'aimerais juste ajouter par rapport à l'un de mes posts précédents que "chose" est aussi la traduction du terme sanskrit vastu.

Pour le terme bhāva, voici un court extrait de Self, Reality and Reason de Thupten Jinpa (p. 40) qui me semble utile:
Pour notre compréhension de son raisonnement, il est indispensable d’apprécier ici les divers sens des termes dgnos po/bhāva (entité, chose, ou existence) et dgnos med/abhāva (non-entité, non-chose, ou non-existence). Sur ce point crucial, Tsongkhapa écrit dans son Lhagthong Chènmo l’observation générale suivante :
On pourrait s’interroger ainsi : « Etant donné que dans la littérature mādhyamika les quatre lemmes – c.-à-d. une entité ou une nature intrinsèque est existante, [est] non-existante, [est] les deux à la fois, ou [n’est] ni l’un ni l’autre – sont niés, et puisqu’il n’est rien qui puisse exister en dehors d’eux, n’est-ce pas un fait que tout est nié par la raison ? »

[Réponse :] Comme expliqué plus haut, ici aussi il y a deux sens différents du terme bhāva (entité, ou être). Lorsqu’il se réfère à une entité existant intrinsèquement, bhāva doit être réfuté, qu’il soit postulé selon l’un ou l’autre des deux niveaux de réalité [le conventionnel et l’ultime]. Cependant, au sens d’une chose, c.-à-d. un objet ou un événement fonctionnels, bhāva ne peut pas être nié au niveau de la vérité conventionnelle. De la même manière, dans le cas d’abhāva (non-être), si des phénomènes non-composés tels que l’espace sont déclarés intrinsèquement établis comme non-existants, alors abhāva aussi doit être réfuté. De même, à la fois l’existence et l’inexistence d’un tel bhāva (être) doivent être niées, tout comme doit être niée la réalité intrinsèque de leurs opposés. C’est de cette façon que tous les types de négation impliquant le tétralemme devraient être compris.
Amitié FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

jap_8 Voici ce que dit Georges Dreyfus dans son magistral Recognizing Reality (p. 62):
Around this view of reality, which is widely accepted among Buddhist thinkers, Dharmakīrti organizes his ontology, which rests on a dichotomy between the real, understood as changing and causally efficient, and the constructed, understood as unchanging, causally ineffective, and hence less real. This dyadic structure, which runs throughout Dharmakīrti's whole system, can be expressed through a number of binary oppositions: impermanence (anitya, mi rtag pa)/permanence (nitya, rtag pa), thing (bhāva or vastu, dngos po)/nonthing (abhāva, dngos med), specifically characterized phenomena (svalakṣana, rang mtshan)/generally characterized phenomena (sāmānyalakṣana, spyi mtshan). These oppositions yield several equivalencies, which are fundamental to Dharmakīrti's system: "thing", "impermanent", and "specifically characterized phenomenon" are equivalent terms. They designate real entities that are constantly changing, causally effective and individuated according to strict identity conditions. These entities are the ultimate elements of the universe. They are also, as we will see, the objects of perception.
Autour de cette vue de la réalité, qui est largement acceptée parmi les penseurs bouddhistes, Dharmakīrti organise son ontologie, qui repose sur une dichotomie entre le réel, compris comme étant changeant et causalement efficient, et le fabriqué, compris comme étant non changeant, causalement ineffectif, et donc moins réel. Cette structure dyadique, qui s'applique au système tout entier de Dharmakīrti, peut être exprimée au travers d'un certain nombre d'oppositions binaires: impermanence (anitya, mi rtag pa)/permanence (nitya, rtag pa), chose (bhāva ou vastu, dngos po)/non-chose (abhāva, dngos med), phénomènes spécifiquement caractérisés (svalakṣana, rang mtshan)/phénomènes généralement caractérisés (sāmānyalakṣana, spyi mtshan). Ces oppositions donnent plusieurs équivalences, qui sont fondamentales dans le système de Dharmakīrti: "chose", "impermanent" et "phénomène spécifiquement caractérisé" sont des expressions équivalentes. Elles désignent des entités réelles qui sont constamment changeantes, causelement effectives et individuées selon de strictes conditions d'identité. Ces entités sont les éléments ultimes de l'univers. Elles sont aussi, comme nous le verrons, les objets de perception.

Tout ça bien sûr, dans le système Sautrantika qu'expose Dharmakīrti en commentant Dignāga. Cette structure va donner de passionnants développements au sein de la postérité indo-tibétaine.

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Avatar de l’utilisateur
jules
Messages : 3228
Inscription : 15 février 2009, 19:14

La chose d'après Heidegger si je me souviens bien maintenant, doit être étudiée selon ce qui détermine sa "choséité" comme il la nomme. Cela signifie qu'on doit se poser la question au sujet d'un objet ou d'un concept, de savoir ce qui détermine le fait qu'ils puissent être qualifiés de "choses". C'est le point de départ de l'étude de Heidegger dont la constatation première consiste à noter que bien des choses de nature très différentes peuvent être désignées par ce nom : une table, Dieu, le fait qu'il fasse beau, l'espace, le temps et bien d'autres choses sont des choses. Comprendre ce qui est appréhendé par ce nom, découvrir la manière dont il s'est imposé dans notre vocabulaire, ce qu'implique l'usage d'un tel mot du point de vue de notre perception, sont les questions qui parmi tant d'autre sont posées dans cet ouvrage.
Avatar de l’utilisateur
Dharmadhatu
Messages : 3690
Inscription : 02 juillet 2008, 18:07

Merci Jules. jap_8

La personne qui se pose la question au sujet d'un concept est-elle aussi considérée comme une chose ? Parce qu'en philo bouddhiste, oui.

FleurDeLotus
apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate /
yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate

Puisqu'il n'est rien qui ne soit dépendant,
Il n'est rien qui ne soit vide.

Ārya Nāgārjuna (Madhyamakaśhāstra; XXIV, 19).
Répondre