Danser avec l'ombre !

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axiste
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Beaucoup d’entre nous ont peur de leur ombre. C’est naturel, car l’ombre est vivante et bien souvent, il y a quelque chose qui grouille en elle et nous rappelle nos cauchemars d’enfant. Il est bien normal donc d’en avoir peur jusqu’à ce qu’on y regarde de plus près, qu’on y mette de la conscience et qu’on sorte, justement, d’une certaine enfance psychologique. Nombreux sont cependant ceux qui, en particulier dans les milieux dits « spirituels », s’arrangent pour prolonger cette enfance indéfiniment : ils vont dans la vie comme Peter Pan, qui avait perdu son ombre. Ils se voudraient transparents, ce qui n’est pas possible tant que nous sommes dans un corps matériel. Cela part d’un bon sentiment : il y a déjà tellement d’obscurité dans le monde que l’on peut volontiers croire que notre tâche est d’y amener notre pure lumière pour l’éclairer. Mais alors, tout ce qu’il y a d’ombre en nous est livrée à elle-même et se joue de nous en courant inconsciemment dans le monde. C’est ainsi que nous pavons l’enfer de bonnes intentions, et que les meilleurs sentiments engendrent des catastrophes qui nous affectent durement et rendent la vie difficile à notre entourage.

L’ombre a mauvaise presse. On ne la voit jamais que chez les autres, qui nous retournent un miroir dans lequel nous peinons à nous reconnaitre – le monde se porterait tellement mieux, n’est-ce pas, s’il était peuplé de gens qui pensent et qui agissent comme nous. Nous nous confortons dans l’idée qui veut qu’il y ait sur terre tellement de gens tout simplement « mauvais » que notre belle lumière est impuissante à changer le cours des choses, quand elle n’est pas victime de toute cette méchanceté. Il ne nous vient pas à l’esprit que ces autres auxquels nous attribuons tout le mal du monde se croient tout autant justifiés que nous à défendre et propager ce qui leur semble bon. Sortir de l’enfance psychologique, c’est arrêter de se raconter une belle histoire dans laquelle nous tiendrions le beau rôle de la lumière incomprise pour enfin prendre nos responsabilités, et donc particulièrement celle de notre ombre, de notre négativité et de tout ce qui n’est pas pleinement conscient en nous. Tant que nous entretenons la fiction d’un monde divisé entre les bonnes gens dont nous sommes et tous les autres qui n’ont rien compris, nous alimentons la fracture qui parcoure ce monde et nous accentuons la division en nous et autour de nous. Notre tâche n’est pas de nous ranger du côté des « forces du bien » pour les faire triompher du dragon du mal, ce qui est le leitmotiv trompeur qui prétend justifier toutes les guerres, mais de réconcilier en conscience les deux côtés. Il s’agit bien d’amener l’amour dans ce monde, mais non un amour désincarné et impuissant à se rencontrer lui-même – c’est l’ombre elle-même qu’il nous faut aimer, et l’aimant, c’est nous-mêmes et tous nos frères humains que nous aimons.

C’est sur ce point en particulier, et quelques autres qui lui sont liés, que la psychologie des profondeurs revêt une importance cruciale pour notre époque. Nous avons en effet accumulé assez de moyens de destruction pour que les questions que nous pose l’ombre nous renvoient collectivement à un enjeu désormais de vie et de mort. Jung, qui a le premier élaboré cette notion d’ombre – cependant bien connue sous d’autres noms dans d’innombrables traditions spirituelles – disait que l’éclatement ou non de la troisième guerre mondiale dépendrait du nombre de personnes qui prendraient en charge leur ombre plutôt que de la projeter sur les autres. Si nous voulons changer le monde, ou ne serait-ce que ne pas ajouter au chaos ambiant, il n’y a rien de plus urgent que de nous examiner nous-mêmes et de chercher à déceler dans quel recoin de nos vie se tapit notre ombre, pour comprendre ce qu’elle attend de nous et comment nous pouvons l’intégrer en conscience. À chaque fois par exemple que nous fustigeons nos dirigeants pour l’état du monde dans lequel nous vivons, nous dénions notre responsabilité essentielle et nous leur remettons le pouvoir en leur demandant de nous aider à entretenir notre fallacieuse bonne conscience.

Une erreur fréquente quand on commence à discuter de ces sujets tient au fait que nous faisons de l’ombre un concept alors qu’il s’agit d’une réalité vivante, qu’il n’est pas possible de dissocier de notre propre réalité. Il est toujours possible de manipuler un concept avec des pincettes intellectuelles, sans avoir l’air d’y toucher. Mais l’ombre participe de notre vie, et si nous tentons d’une façon ou d’une autre de la neutraliser intellectuellement ou spirituellement, de l’approcher en nous tenant « au-dessus de nos affaires », elle se rit de nous et nous envoie rouler au bas de l’escalier avec un croche-patte. On appellera cela un « dérapage » involontaire sans vouloir reconnaitre que c’est la vérité sous nos belles paroles qui perce alors. C’est pourquoi tant de nos maîtres spirituels qui se pavanent en robe blanche avec des airs de gentils grands-pères s’avèrent finalement d’affreux escrocs quand ce ne sont pas des abuseurs de jeunes filles en fleur. Cependant, avant de les condamner, il convient de se demander encore une fois quelle est notre responsabilité là-dedans, comment l’escroquerie peut prendre et pourquoi nous demandons à ces hommes d’incarner une perfection au-delà de leur humanité.

L’ombre est à tort assimilée à la seule négativité : il n’y aurait dans notre ombre que des pulsions primitives et asociales qu’il convient donc de contrôler sinon d’éradiquer. Or l’ombre, selon Jung, c’est simplement ce qui n’est pas vécu – tous les désirs, toutes les tendances naturelles et moins naturelles de notre psyché qui auraient pu et voulu participer à notre vie, mais n’en ont pas trouvé la possibilité. Il y a dans notre ombre non seulement tout ce que notre éducation nous a obligés à refouler pour nous socialiser de façon acceptable, mais aussi tout ce que nous avons dû écarter de notre existence quand nous avons posé des choix. Enfin, toutes les qualités que nous avons développées consciemment portent leur pesant d’ombre en contrepartie : nous nous sommes identifiés à certaines façons d’être, et nous ne pouvons le faire sans nous différencier de leurs contraires, qui demeurent donc en potentiel dans notre ombre. Bien souvent, notre ombre recèle non seulement tout ce que nous n’osons pas montrer de nous-mêmes, non seulement aux autres mais à nos propres yeux, parce que nous le trouvons inacceptable, impossible à aimer, mais aussi et surtout ce que nous avons de plus beau et de plus lumineux, mais qu’il serait dangereux d’exposer aux regards car ils pourraient le banaliser ou pire, s’en moquer. Là où il y a de l’ombre, il y a toujours un manque d’amour envers nous-mêmes.

Il est facile de traquer notre propre ombre dans la vie quotidienne. Il suffit d’être attentif aux jugements que nous portons automatiquement sur les personnes que nous croisons, et plus particulièrement à tout ce qui nous irrite chez les autres, tout ce avec quoi nous entretenons un conflit à forte charge émotionnelle. La principale caractéristique de l’ombre, c’est qu’étant un potentiel de vie qui n’est pas vécu, elle cherche par tous les moyens à participer à notre vie. Elle fait donc irruption dans notre existence à la première occasion, par exemple dans une impulsion irréfléchie ou un éclat émotionnel dans lequel nous disons ou faisons précisément ce qu’en aucun cas nous n’aurions voulu dire ou faire. Elle profite de nos moments de grande fatigue et de baisse de vigilance, et, par exemple, ridiculise volontiers les gens pris de boisson, que l’on dira alors « désinhibés ». Elle se niche aussi dans nos omissions et oublis, et elle surgit dans nos lapsus et nos actes manqués, dont nous nous excusons piteusement en disant justement que « cela nous a échappé » au lieu de l’assumer.

L’ombre adore se projeter sur tout ce qui nous entoure – dès que nous rencontrons un inconnu, nous avons tendance à lui prêter des traits familiers qui nous permettent de le classer dans telle ou telle catégorie. Pour cela, nous nous appuyons sur des mémoires qui fonctionnent en automatique par association : il suffit d’un détail permettant d’établir une similitude pour que nous transférions l’ensemble de la mémoire. Par exemple, j’ai longtemps assimilé tout homme portant une cravate à une figure d’autorité qui me ramenait à une révolte adolescente. Il a fallu que je porte moi-même la cravate dans des contextes professionnels pour réaliser combien cette projection était inadéquate. Il va sans dire que je me définissais moi-même comme étant anti-autoritaire, et que j’étais incapable de reconnaitre qu’il peut y avoir une justesse dans certaines formes d’autorité – bref, tous ces hommes autoritaires que je combattais comme Don Quichotte attaquant les moulins à vent ne faisaient que me refléter ma propre ombre autoritaire. La projection est un phénomène universel et proprement fascinant. Elle a pour première fonction de nous protéger de ce qui nous fait le plus peur en réalité, à savoir l’inconnu. Du point de vue de notre cerveau primitif orienté vers la survie, l’inconnu est certainement ce qu’il peut y avoir de plus menaçant car il ne peut prendre alors de position ferme ; il doit se maintenir en alerte vigilante. Il est bien plus facile de décider immédiatement que l’inconnu qui vient de pénétrer dans la pièce représente une menace et d’entrer dans une posture défensive. Nous bouchons donc les trous de notre perception avec ce que nous croyons déjà connaitre.

L’autre fonction de la projection est de nous présenter à l’extérieur ce que nous ne voyons pas à l’intérieur de nous-mêmes – c’est le seul moyen qu’a un contenu de la psyché qui veut devenir conscient d’entrer en contact avec nous : il se reflète dans ce qui nous entoure, et par là, se signale à notre attention. Ce qui est alors vraiment intéressant à observer, c’est le sentiment ou l’émotion qu’il suscite, car en fait, c’est ce sentiment ou cette émotion, lié à quelque chose qui vit en nous, qui cherche à parvenir à notre conscience au travers de la projection. Cette dernière est donc de la même nature que le rêve : c’est une forme d’irréalité qui nous envahit et prend force momentanée de réalité, comme un voile qui s’interpose entre nous et ce qui est, mais qui en s’interposant nous révèle qui nous sommes vraiment. Notre tâche pour grandir en conscience est de déceler et de retirer ces projections mais ce n’est pas facile du tout car le retrait des projections nous confronte à des vérités désagréables et nous oblige à vivre finalement dans un monde rempli d’inconnu.

Nous projetons aussi ce que nous avons de meilleur tant que cela n’est pas reconnu, intégré et assumé. C’est ainsi que les personnes que nous admirons sont en règle générale porteuse de notre « ombre positive ». Nos amis sont aussi de merveilleux porteurs d’ombre, soit que nous tolérons chez eux des faiblesses que nous jugerions très durement chez nous-mêmes, soit encore qu’ils présentent des traits de personnalité que nous n’avons pas développés consciemment mais que nous pouvons aimer en eux, à travers eux. Finalement, nous pouvons interroger tout mouvement émotionnel vers l’extérieur pour revenir à sa source : tant qu’il y a quelque chose pour susciter en nous une forme quelconque d’attachement, qu’il soit positif (amour, au sens restreint de « j’aime ça ») ou négatif (haine, mépris, etc), nous pouvons en déduire qu’il y a là quelque chose qui appelle notre attention. Ce n’est pas l’autre, en effet, qui déclenche en nous ce mouvement comme si nous étions un mécanisme qu’il viendrait actionner, mais c’est quelque chose en nous de bien vivant qui cherche à pénétrer notre conscience. Si nous sommes en conflit avec l’existence de cet autre, nous pouvons prendre la responsabilité du fait que le conflit est d’abord en nous, et si nous y sommes positivement attachés, nous devons savoir que c’est encore nous-mêmes que nous aimons par là. Dans les deux cas, c’est à un exercice d’amour pour nous-mêmes que nous sommes ainsi conviés, c’est-à-dire à nous rencontrer en pleine conscience.

L’ombre peuple nos rêves. En règle générale – mais dans ce domaine, nous n’avons que des règles du pouce qui n’ont rien de systématique –, les personnages oniriques du même sexe que le rêveur sont représentatifs d’aspects de son ombre. Encore une fois, il s’agit d’interroger les émotions et sentiments suscités par la présence de ces personnages pour mettre en évidence la nature de la relation. Il est intéressant d’observer comment certaines tendances vont se personnifier sous des traits connus, traduisant une certaine proximité de la conscience, ou au contraire prendre des visages inconnus, dénotant leur éloignement de la conscience. Une façon simple de procéder au décodage symbolique est de décrire en quelques mots les qualités et défauts que l’on prête à ce personnage, et d’évaluer leur pondération émotionnelle – qu’est-ce qui nous fait réagir ? On peut partir alors du principe – une autre règle du pouce – que tout ce qui apparait dans un rêve appartient à notre monde intérieur, fait partie de nous. L’ombre se manifeste aussi souvent dans les rêves sous forme d’un animal, dont il est intéressant d’observer s’il est relativement proche de nous comme le sont les mammifères, ou s’il nous est biologiquement éloigné comme le sont les serpents. Quand un animal survient dans nos rêves, il est vraisemblable que ce qu’il symbolise est encore proche de la pulsion instinctuelle, c’est-à-dire qu’il n’est pas encore humanisé et qu’il est impossible d’établir un dialogue direct avec lui. Enfin, les rêves de nettoyage, mais aussi d’agression et de confrontation évoquent souvent l’ombre.

Une difficulté de l’interprétation des rêves tient au fait que les frontières entre les archétypes ne sont pas définies au cordeau ; ils se contaminent et se mélangent. De plus, chaque archétype a ses propres polarités positives et négatives. Dans la psyché d’un homme qui, par exemple, ne reconnait pas son féminin intérieur (anima), il est fréquent que l’aspect négatif de ce féminin, légitimement enragée d’être niée depuis longtemps, ait partie liée avec l’ombre de cet homme. Celle-ci est généralement tout aussi enragée de n’être pas reconnue : si nous refusons de reconnaître notre ombre, elle prend en effet d’abord des aspects rebutants, hostiles et même menaçants pour notre santé, notre équilibre ou la conduite de nos affaires. Le refus obstiné de la voir et de l’extérioriser la relègue dans la clandestinité d’où elle se manifeste dans le désordre, en particulier sous la figure du saboteur de nos entreprises. L’anima négative et l’ombre forment alors un très beau couple soudé par le fait qu’ils sont ligués contre le conscient. L’anima apparait alors volontiers comme une séductrice démoniaque qui fait tourner l’homme en bourrique ou le réduit à sa merci tandis que l’ombre lui fait les poches. Cette féminité intérieure étant non vécue, il est difficile, sinon impossible, de la distinguer de l’ombre proprement dite. Cette distinction ne sera possible que lorsque l’ombre commencera à être intégrée, car il ressort qu’il n’y a rien dans l’ombre qui ne puisse être conscient, alors que l’anima conservera toujours une part de mystère inassimilable par la conscience.

L’ombre est la gardienne du seuil du chemin intérieur, et on peut dire aussi qu’elle garde le trésor qui fait que ce chemin vaut d’être parcouru. Elle détient les clés de notre vitalité et de notre intégrité ainsi que de notre sentiment de plénitude. Il ne s’agit pas dans la rencontre avec l’ombre de tout lui céder et de devenir le contraire de ce que nous étions en renversant toutes nos valeurs. Il s’agit simplement de reconnaître son existence, et donc de commencer par ne pas cultiver une image faussée de nous-mêmes, et de négocier sa participation à notre vie. À quoi que ce soit que nous croyons et nous identifions, l’ombre donne du poids et de la profondeur en y intégrant son contraire. Elle regorge de ressources qui nous sont généralement insoupçonnées mais qui, si nous lui manifestons quelque ouverture, sauront se manifester en temps voulu. Dès que nous avons tendance à nous limiter en nous disant : « je n’ai pas cette capacité », il est bon de se tourner vers notre ombre en ajoutant : « mais alors, cette capacité est dans mon ombre, comment la faire intervenir positivement ? » Finalement, il s’avère ainsi que notre ombre est notre alliée, qui nous reconduit toujours à notre véritable nature, et notre meilleure amie, la seule qui ne nous lâchera jamais…

Il n’est pas rare de rencontrer le Diable en rêve, et cela devrait nous rappeler que Dieu Lui-même, du moins dans l’idée que nous nous en faisons, a une Ombre qui est un autre aspect de Lui-même. Des histoires comme celle de ce pauvre Job signalent comme les hommes ont souffert du travail que Dieu a du faire sur Lui-même pour rendre consciente son Ombre et s’humaniser. Plutôt que de projeter dans cette métaphysique notre propre division intérieure, il y a là une occasion de dépasser la dualité pour envisager ce que Maître Eckhart appelait la Déité au-delà du bien et du mal. Il ressort alors que les deux polarités ne sont pas séparées mais participent d’un même processus, tout comme les excréments peuvent servir à fertiliser un beau jardin. Ces considérations sur la non-dualité essentielle ne sont cependant d’aucune utilité si la conscience ne s’implique pas dans la tâche qui consiste en intégrer en elle-même la lumière et l’ombre, le clair et l’obscur, le bien et le mal. Le plus mauvais usage que l’on puisse faire des philosophies non-dualistes consiste à s’en servir pour échapper au conflit intérieur avec notre ombre. L’on côtoie peut-être alors les anges avec Peter Pan, « mais Dieu préfère les hommes aux anges » nous rappelle Jung. Et surtout, on passe alors à côté de l’immense cadeau que nous fait l’ombre, dans lequel tient tout son enseignement, à savoir qu’il n’y a rien d’humain qui nous soit étranger. Il s’avère en effet, pour peu qu’on accepte de danser la vie avec l’ombre, que nous portons toute l’humanité en nous-mêmes, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire, de plus grand et de plus petit. En chaque individu se trouve le potentiel de l’Homme Total pleinement conscient, pleinement aimant.

Publié par Jean Gagliardi

Libellés : archétypes, Diable, Dieu, interprétation des rêves, ombre, projection

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Cinq clefs pour la parole correcte :
- dire au bon moment, prononcer en vérité, de façon affectueuse, bénéfique et dans un esprit de bonne volonté."
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