Satori et Kensho
Publié : 15 mars 2016, 17:40
Je vous propose ici un texte de mon cru que j'avais rédigé il y a quelques temps et que les lecteurs de Nangpa ne connaissent peut-être pas. Comme il s'agit d'un texte un peu long, je le propose en plusieurs posts. Je vous remercie de ne pas apporter de commentaires avant la fin. Le texte original contient des notes de bas de page que je ne reprendrai pas ici.
Remarque : le début du texte concerne les makyo que j'avais copié sur le fil "Dharmakaya". Si vous connaissez ce passage vous pouvez donc passer au post suivant.
Bonne lecture
-*- Le mot « satori » a été rendu célèbre par D.T. Suzuki avec ses « Essais sur le Bouddhisme Zen ». Son équivalent, le kensho, est moins connu, à l’exception de la population zeniste. Il est l’équivalent japonais de l’Eveil du Bouddha. Avoir le satori signifie donc être un Bouddha. Cependant, les choses ne sont pas aussi simples (voire simplistes) et quelques explications sur cette question du satori et/ou du kensho m’ont parues nécessaires.
Avant d’aborder la question du satori ou du kensho dans le Zen, il convient de préciser ce qu’est un makyo.
Dans le Zen, un makyo est une expérience "mystique" non sapientiale . Elle accompagne souvent un samadhi et, à cause de son intensité, est parfois prise (à tort) pour un kensho. Il ne s'agit de rien de plus qu'un fantasme. Il importe donc de bien détecter les makyo d'une véritable expérience zen (kensho), laquelle est non seulement visionnaire mais également sapientiale. Les kôans secondaires sont d'ailleurs destinés à prouver que l'expérience visionnaire est également sapientiale, ce qui évite les erreurs graves. Il est donc important, quand on fait une expérience "mystique" de ne pas se tromper (d'où l'importance de la confrontation au maître).
Je vous propose un exemple de makyo relaté par Hakuin et rapporté dans un ouvrage ("Contes du buisson épineux" de Myoki Soseki) :
Il y avait une vieille femme qui habitait Hara qui entendit Hakuin dire dans une conférence : "L'esprit est la Terre Pure et le Corps lui-même le Bouddha Amitaha. Lorsque apparaît le Bouddha Amitabha, les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe irradient une grande lumière". Cette dame trouva la formule un peu énigmatique. Elle y pensait jours et nuits. Un jour, alors qu'elle lavait un récipient, une grande lumière jaillit dans son esprit. Elle laissa tomber son récipient et accourut vers Hakuin : "Le Bouddha Amitabha est entré en moi. Les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe rayonnent magnifiquement. C'est merveilleux !". Hakuin répondit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Elle le poussa et cria : "Ah, on voit bien que tu n'es pas encore illuminé, toi !". Hakuin éclata de rire.
Cette histoire montre que la femme a eu une expérience visionnaire proprement merveilleuse. Elle collait exactement à ce que disait Hakuin et était la conséquence d'une grande fixation mentale (samadhi "indirect") puisque elle y pensait jour et nuit. Pourtant, elle n'a rien réalisé parce que rien, dans ce qu'elle avait expérimenté, n'était sapiential, c'est à dire de nature à lui faire comprendre, sans qu'aucun doute ne vienne troubler cette compréhension, la véritable nature de la Terre Pure et qui est Amitabha. Elle avait pris les mots d'Hakuin à la lettre (au point de les rapporter littéralement) et une expérience de type fantasmagorique lui était arrivée. Dans la mystique chrétienne, on aurait sans doute volontiers associé cette expérience à une expérience mystique. Ça n'aurait pas été Amitabha mais peut-être des anges ou encore la Vierge. Et cette dame aurait sans doute été considérée comme une sainte ou une grande mystique . Mais dans le Zen, l'expérience de cette dame ne vaut rien. C'est un makyo. Et Hakuin ne mâche pas ses mots puisqu'il lui dit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Si elle avait été un bonze, il aurait pris 30 coups de bâton.
Cela étant, il ne faut pas ridiculiser les personnes qui ont des makyo ni dévaloriser cette expérience. Ce genre d'expérience arrive fréquemment dans la pratique et signe généralement une intense concentration prolongée (samadhi). A titre personnel, j'avais fait une expérience de ce genre après Powa . A cette époque, je pratiquais également le Hatha Yoga avec André Van Lysebeth (je ne pratiquais pas encore le Zen). Quand je lui ai raconté mon expérience (renouvelable à volonté), il m'a dit que j'avais ouvert un chakra (Van Lysebeth avait été un adepte du tantrisme avant de devenir le professeur célèbre, aujourd'hui disparu, que certains ont peut-être connu). Bien que cette expérience m'ait profondément marqué à l'époque, avec le Zen, j'ai compris que ce n'était qu'un makyo. Donc, rien qui vaille la peine qu'on s'y attarde.
Donc, la différence entre un kensho (ou un satori) et un makyo est l'aspect sapiental dont le makyo est privé. Un autre makyo possible est l'expérience d'un blackout assimilé à la vacuité. Hakuin disait que "le Dharmakaya, bien que brillant, est noir comme laque". Mais "noir comme laque" ne signifie pas "blackout total". Cela signifie que le "Grand Miroir Parfait" est impénétrable à la vue (dualiste) car il ne peut se révéler à lui-même qu'en étant lui-même par un mouvement de retournement. Et le retournement de l'esprit sur lui-même révèle sa propre Vacuité. Cette révélation est non seulement visionnaire mais également sapientale car la vacuité est reconnue comme la nature même de l'esprit. Et cela est la "brillance" du Dharmakaya (dans la bouche d'Hakuin), c'est à dire sa "Clarté " qui en définit son aspect sapiental.
Un makyo peut prendre plusieurs formes. Au sens littéral, les makyo sont des "fantômes" qui s'accrochent à des arbres ou aux herbes (c'est comme ça, semble-t-il, qu'on se représente les fantômes au Japon). Certains maîtres zen avancent même que le souhait (du Bodhisattva) de libérer tous les êtres du samsara relève d'une forme de makyo. Et alors, ce makyo est le dernier obstacle à passer pour atteindre la libération totale et définitive. Le dernier Makyo de Çakyamuni lui avait été envoyé par Mara . En fait, les makyo sont autant des obstacles que des mesures de la progression sur le sentier (et en cela, ils sont utiles). Passer les obstacles signifie simplement "ne pas se laisser abuser par nos croyances" (par nos makyo). On peut donc parfaitement être sous l'emprise d'un makyo toute sa vie. Il faut se rappeler que les makyo accompagnent la pratique du méditant jusqu'à la libération complète et définitive. De fait, quand un kensho est considéré comme un éveil complet (par certains méditants qui ne se font pas suivre par des maîtres qualifiés), ce kensho là, bien qu'authentique, est en réalité un makyo (mais d'une forme très subtile). Heureusement, il ne dure pas indéfiniment car le méditant est bien obligé de réaliser qu'il n'est pas totalement libéré (s'il vit suffisamment de temps pour ça et s'il se confronte à des obstacles qui vont lui faire réaliser qu'il est encore sous l'emprise de situations adverses). Je n'ai pas connaissance, dans le Zen, de méditants qui aient volontairement abandonné la pratique après le premier kensho au prétexte qu'ils étaient arrivés au bout. Ce qui montre que le kensho n’est pas, fondamentalement, de la nature de l’illusion. Quand on pense être arrivé au bout et qu'on s'y tient alors que ce n'est pas le cas, cela prouve simplement que la profondeur du kensho était insuffisante. C'est le seul cas où l'on peut parler de régression du kensho en ce sens qu'il s'est tout bonnement transformé, subtilement, en makyo. On voit qu'il est très important de ne pas sous-estimer les makyo.
à suivre
Remarque : le début du texte concerne les makyo que j'avais copié sur le fil "Dharmakaya". Si vous connaissez ce passage vous pouvez donc passer au post suivant.
Bonne lecture

-*- Le mot « satori » a été rendu célèbre par D.T. Suzuki avec ses « Essais sur le Bouddhisme Zen ». Son équivalent, le kensho, est moins connu, à l’exception de la population zeniste. Il est l’équivalent japonais de l’Eveil du Bouddha. Avoir le satori signifie donc être un Bouddha. Cependant, les choses ne sont pas aussi simples (voire simplistes) et quelques explications sur cette question du satori et/ou du kensho m’ont parues nécessaires.
Avant d’aborder la question du satori ou du kensho dans le Zen, il convient de préciser ce qu’est un makyo.
Dans le Zen, un makyo est une expérience "mystique" non sapientiale . Elle accompagne souvent un samadhi et, à cause de son intensité, est parfois prise (à tort) pour un kensho. Il ne s'agit de rien de plus qu'un fantasme. Il importe donc de bien détecter les makyo d'une véritable expérience zen (kensho), laquelle est non seulement visionnaire mais également sapientiale. Les kôans secondaires sont d'ailleurs destinés à prouver que l'expérience visionnaire est également sapientiale, ce qui évite les erreurs graves. Il est donc important, quand on fait une expérience "mystique" de ne pas se tromper (d'où l'importance de la confrontation au maître).
Je vous propose un exemple de makyo relaté par Hakuin et rapporté dans un ouvrage ("Contes du buisson épineux" de Myoki Soseki) :
Il y avait une vieille femme qui habitait Hara qui entendit Hakuin dire dans une conférence : "L'esprit est la Terre Pure et le Corps lui-même le Bouddha Amitaha. Lorsque apparaît le Bouddha Amitabha, les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe irradient une grande lumière". Cette dame trouva la formule un peu énigmatique. Elle y pensait jours et nuits. Un jour, alors qu'elle lavait un récipient, une grande lumière jaillit dans son esprit. Elle laissa tomber son récipient et accourut vers Hakuin : "Le Bouddha Amitabha est entré en moi. Les montagnes, les rivières, les arbres et les brins d'herbe rayonnent magnifiquement. C'est merveilleux !". Hakuin répondit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Elle le poussa et cria : "Ah, on voit bien que tu n'es pas encore illuminé, toi !". Hakuin éclata de rire.
Cette histoire montre que la femme a eu une expérience visionnaire proprement merveilleuse. Elle collait exactement à ce que disait Hakuin et était la conséquence d'une grande fixation mentale (samadhi "indirect") puisque elle y pensait jour et nuit. Pourtant, elle n'a rien réalisé parce que rien, dans ce qu'elle avait expérimenté, n'était sapiential, c'est à dire de nature à lui faire comprendre, sans qu'aucun doute ne vienne troubler cette compréhension, la véritable nature de la Terre Pure et qui est Amitabha. Elle avait pris les mots d'Hakuin à la lettre (au point de les rapporter littéralement) et une expérience de type fantasmagorique lui était arrivée. Dans la mystique chrétienne, on aurait sans doute volontiers associé cette expérience à une expérience mystique. Ça n'aurait pas été Amitabha mais peut-être des anges ou encore la Vierge. Et cette dame aurait sans doute été considérée comme une sainte ou une grande mystique . Mais dans le Zen, l'expérience de cette dame ne vaut rien. C'est un makyo. Et Hakuin ne mâche pas ses mots puisqu'il lui dit : "Rien ne peut briller dans ton orifice anal !". Si elle avait été un bonze, il aurait pris 30 coups de bâton.
Cela étant, il ne faut pas ridiculiser les personnes qui ont des makyo ni dévaloriser cette expérience. Ce genre d'expérience arrive fréquemment dans la pratique et signe généralement une intense concentration prolongée (samadhi). A titre personnel, j'avais fait une expérience de ce genre après Powa . A cette époque, je pratiquais également le Hatha Yoga avec André Van Lysebeth (je ne pratiquais pas encore le Zen). Quand je lui ai raconté mon expérience (renouvelable à volonté), il m'a dit que j'avais ouvert un chakra (Van Lysebeth avait été un adepte du tantrisme avant de devenir le professeur célèbre, aujourd'hui disparu, que certains ont peut-être connu). Bien que cette expérience m'ait profondément marqué à l'époque, avec le Zen, j'ai compris que ce n'était qu'un makyo. Donc, rien qui vaille la peine qu'on s'y attarde.
Donc, la différence entre un kensho (ou un satori) et un makyo est l'aspect sapiental dont le makyo est privé. Un autre makyo possible est l'expérience d'un blackout assimilé à la vacuité. Hakuin disait que "le Dharmakaya, bien que brillant, est noir comme laque". Mais "noir comme laque" ne signifie pas "blackout total". Cela signifie que le "Grand Miroir Parfait" est impénétrable à la vue (dualiste) car il ne peut se révéler à lui-même qu'en étant lui-même par un mouvement de retournement. Et le retournement de l'esprit sur lui-même révèle sa propre Vacuité. Cette révélation est non seulement visionnaire mais également sapientale car la vacuité est reconnue comme la nature même de l'esprit. Et cela est la "brillance" du Dharmakaya (dans la bouche d'Hakuin), c'est à dire sa "Clarté " qui en définit son aspect sapiental.
Un makyo peut prendre plusieurs formes. Au sens littéral, les makyo sont des "fantômes" qui s'accrochent à des arbres ou aux herbes (c'est comme ça, semble-t-il, qu'on se représente les fantômes au Japon). Certains maîtres zen avancent même que le souhait (du Bodhisattva) de libérer tous les êtres du samsara relève d'une forme de makyo. Et alors, ce makyo est le dernier obstacle à passer pour atteindre la libération totale et définitive. Le dernier Makyo de Çakyamuni lui avait été envoyé par Mara . En fait, les makyo sont autant des obstacles que des mesures de la progression sur le sentier (et en cela, ils sont utiles). Passer les obstacles signifie simplement "ne pas se laisser abuser par nos croyances" (par nos makyo). On peut donc parfaitement être sous l'emprise d'un makyo toute sa vie. Il faut se rappeler que les makyo accompagnent la pratique du méditant jusqu'à la libération complète et définitive. De fait, quand un kensho est considéré comme un éveil complet (par certains méditants qui ne se font pas suivre par des maîtres qualifiés), ce kensho là, bien qu'authentique, est en réalité un makyo (mais d'une forme très subtile). Heureusement, il ne dure pas indéfiniment car le méditant est bien obligé de réaliser qu'il n'est pas totalement libéré (s'il vit suffisamment de temps pour ça et s'il se confronte à des obstacles qui vont lui faire réaliser qu'il est encore sous l'emprise de situations adverses). Je n'ai pas connaissance, dans le Zen, de méditants qui aient volontairement abandonné la pratique après le premier kensho au prétexte qu'ils étaient arrivés au bout. Ce qui montre que le kensho n’est pas, fondamentalement, de la nature de l’illusion. Quand on pense être arrivé au bout et qu'on s'y tient alors que ce n'est pas le cas, cela prouve simplement que la profondeur du kensho était insuffisante. C'est le seul cas où l'on peut parler de régression du kensho en ce sens qu'il s'est tout bonnement transformé, subtilement, en makyo. On voit qu'il est très important de ne pas sous-estimer les makyo.
à suivre