Siddhanta par le Vén. Yélo Rinpoché
Publié : 26 mai 2012, 09:30

Par le Vénérable Yéshé Lodoe Rinpoché à Shedrub Choekhor Ling (24 mars 2012, matin)
Préambule (...)
Introduction (...)
Impermanence (...)
Insatisfaction (...)
La vacuité
Parmi les enseignements fondamentaux qui sont en quelque sorte la "marque de fabrique" du Bouddhisme, nous trouvons aussi:
- Tous les phénomènes sont vides.
Lorsque l’on parle de non-soi ou de vacuité, c’est la même chose que ce qu'a expliqué Rinpotché avec le Soutra du Cœur. Lorsque l’on parle du soi, il faut essayer d’examiner son existence éventuelle.
Le soi conventionnel existant
Le soi est une forme d’identité. Le soi existe mais pas de la façon dont il apparaît. Lorsque l’on parle de ce soi ou de cette identité, bien sûr, il y a bien un soi. Lorsque l’on parle des agrégats psycho-physiques d’une personne, il y a bien un ‘’je’’ correspondant. Il y a bien quelqu’un qui peut être malade, qui mange, quelqu’un qui accomplit des vertus, quelqu’un qui peut souffrir, etc., donc il y a bien un soi, mais ce n’est pas ce soi conventionnel qui est nié dans les enseignements. Si nous niions cette identité conventionnelle, ce serait une vue nihiliste. Au contraire, il y a bien un ’’je’’ qui peut avoir eu des existences précédentes et qui peut avoir des existences futures, des renaissances etc., donc il y a bien ce genre de soi: l'identité d’une personne pouvant avoir des existences passées et des existences futures, qui naît et qui meurt.
Négation d'un soi ultime grossier
Ensuite, dans les enseignements, il y a plusieurs niveaux de soi et de non-soi. Il y a plusieurs vues philosophiques sur le non-soi, différents niveaux de subtilité quant à cette négation d'un soi ultime. Concernant ces différents niveaux de subtilité du soi, il existe un soi très grossier qui est une conception erronée de l’identité personnelle comme étant permanente, unitaire et autonome (tib. tak tchik rangwang tchèn). Il peut y avoir à travers le monde des personnes qui envisagent leur propre existence de façon permanente, unitaire et autonome, mais dans les enseignements bouddhistes ceci n’est pas accepté.
Lorsque l’on envisage ce genre de soi, il s'agit généralement d'une conception erronée qui envisage un soi séparé des psycho-physiques (agrégats) d'une personne. Et cette conception erronée est réfutée par la philosophie bouddhiste. Au contraire, le non-soi est accepté dans l’ensemble des philosophies bouddhistes. Parmi les différents niveaux de subtilité du soi, celui-ci étant grossier, sa réfutation - le non-soi correspondant - est aussi grossière.
Présentation des écoles philosophiques bouddhistes
Au sein des différentes écoles bouddhistes, les divers niveaux de subtilité du non-soi ont été enseignés par le Bouddha, et nous avons donc quatre écoles philosophiques bouddhistes majeures. Nous trouvons ainsi désignées les quatre écoles de pensée permettant de décrypter la véritable nature des phénomènes:
- l'école des Particularistes (skt. Vaibhāṣika);
- l'école des Détenteurs des Soutras (Sautrāntika) - avec deux sous-écoles -;
- l’école de l’Esprit Seul (Chittamātra) - avec deux sous-écoles -;
- l’école de la Voie médiane (ou Voie du milieu, Madhyamaka), avec ses deux sous-écoles:
o l'école des Autonomistes de la Voie médiane (Svātantrika-Madhyamaka) - avec deux sous-écoles -,
o l'école des Conséquentialistes de la Voie médiane (Prāsaṅgika-Madhyamaka).
Parmi ces points de vue philosophiques examinant les niveaux de subtilité du non-soi, aucune n’accepte le soi grossier précédemment évoqué. Pour mieux comprendre, les tenants de la première école, les Particularistes (Vaibhāṣika), réfutent un soi qui puisse exister de manière substantielle et auto-suffisante (rang kya thoubpé dzé yeu). Pour eux, il s'agit du non-soi subtil. Parmi les autres écoles philosophiques c’est la même chose, sauf pour les Conséquentialistes de la Voie médiane (les prāsaṅgika-mādhyamikas), qui considèrent ce genre de non-soi comme grossier.
Concernant les tenants des autres écoles philosophiques, les Détenteurs des Soutras (Sautrāntika) et ceux de l'école de l’Esprit Seul (Chittamātra) considèrent aussi comme non-soi subtil le non-soi substantiel: l’identité d’une personne n’est pas substantielle dans le sens où elle ne fait pas partie de ses constituants psycho-physiques.
Pour les Conséquentialistes de la Voie médiane (Prāsaṅgika-Madhyamaka) - l’école considérée comme la plus raffinée - ce type de non-soi n’est pas subtil mais grossier. Au contraire, pour ces tenants, le non-soi subtil est le fait qu'un individu soit complètement vide d’existence intrinsèque, indépendante, ou encore par ses propres caractéristiques.
Le but de la méditation sur les types de non-soi grossier et subtil selon les écoles du Véhicule fondamental
Afin d'expliquer le fait que parmi les vues philosophiques, il y a différentes façon d’examiner le soi et le non-soi, revenons sur les premières écoles philosophiques, celle des Particularistes (Vaibhāṣika) et celle des Détenteurs des Soutras (Sautrāntika): lorsqu’elles envisagent le non-soi personnel subtil comme une vacuité d’existence substantielle, cela signifie, comme nous l'avons vu, que le soi d'une personne ne fait pas partie de ses agrégats. Selon ces écoles, lorsque l’on médite pour réaliser ce type de non-soi, on finit par se débarrasser de l’égo, de la saisie erronée de notre propre identité. Pour le Vaibhāṣika et le Sautrāntika, le non-soi substantiel est donc le non-soi subtil, qui, lorsqu’il est appréhendé au travers de la méditation, permet de trancher à la racine le saṃsāra (le cycle des existences douloureuses) puisqu’on arrive ainsi à éliminer les facteurs perturbateurs. Pour les tenants de ces écoles, en méditant ce qu'ils considèrent être le non-soi le plus subtil, nous pouvons ainsi parachever la libération du saṃsāra. Ces systèmes considèrent qu'en réalisant ce non-soi personnel, nous nous libérons du saṃsāra, et qu'en réalisant le non-soi des phénomènes, nous pouvons atteindre l’Eveil. Au sein des quatre écoles, ces deux premières n’évoquent pas particulièrement l’état d’Eveil, ou l’état de Bouddha pleinement omniscient (samyak-sam-buddha), mais se focalisent plutôt sur la libération, ce que l’on appelle mokṣa, nirvāṇa, ou encore l’état d’Arhat. Tandis que les autres écoles évoquent non seulement le nirvāṇa ou la paix par rapport aux afflictions (la cessation du voile afflictif; skt. kleśāvarana), mais en plus, elles évoquent l’Eveil; donc non seulement la pacification des émotions perturbatrices mais aussi l’état de Bouddha pleinement omniscient. Les deux premières écoles expliquent ainsi qu’il faut alors réaliser le non-soi phénoménal, pour écarter le voile cognitif (jñeyāvarana) empêchant l’omniscience.
Le but de la méditation sur les types de non-soi grossier et subtil selon les écoles du Grand Véhicule
Chittamatra
Ensuite, parmi les deux écoles du Mahāyāna, les tenants du Chittamātra (Esprit Seul) considèrent que le non-soi personnel est identique au non-soi subtil des écoles précédentes, mais, par contre, la désignation du non-soi phénoménal est différente. En effet, pour le Chittamātra, le soi phénoménal n’existe pas non plus de la manière dont on croit qu’il existe, dans le sens où les phénomènes n’existent pas de manière extérieure à l’esprit lui-même. Ce système envisage donc un non-soi phénoménal comme étant l'identité des phénomènes qui n’existent pas en-dehors de l’esprit, qui ne sont pas d'une nature différente de l'esprit. Donc, le Chittamātra explique que, lorsque nous méditons ce non-soi comme étant le fait que les phénomènes n’existent pas en dehors de la conscience, et que nous arrivons alors à réaliser pleinement ce non-soi phénoménal, nous détruisons le voile cognitif empêchant l’omniscient Eveil.
Svātantrika-Madhyamaka
Venons-en à l’école qui suit immédiatement en subtilité le Chittamātra: il s'agit du Svātantrika-Madhyamaka (l'école des Autonomistes de la Voie médiane);
Il y a là aussi différentes désignations du non-soi, ce qui fait à nouveau deux sous-écoles: les Autonomistes de la Voie médiane qui suivent les Soutras (Sautrāntika-Svātantrika-Madhyamaka) et les Autonomistes de la Pratique Yogique de la Voie médiane (Yogācāra-Svātantrika-Madhyamaka). Ces deux écoles autonomistes de la Voie médiane acceptent, contrairement au Chittamātra, le fait que les phénomènes aient une existence en-dehors de l’esprit, par exemple une existence matérielle. Cependant, parmi les désignations du non-soi exposées par le Svātantrika, il y a malgré tout une trace ou un reliquat d’adhésion à une existence intrinsèque, telle qu'une adhésion au fait que les individus existent d’une manière réelle (tib. ganzag dènpar ma drouppa), intrinsèque (gangzag rang ngoe né ma drouppa), ou par ses propres caractéristiques (ganzag ranggi ts'ényi kyi ma drouppa).
Pour le Sautantrika-Svātantrika, lorsque l'on réalise le non-soi personnel qu'est le non-soi substantiel, on élimine le voile afflictif (le voile des facteurs perturbateurs), et lorsque l’on réalise le non-soi phénoménal, on évacue le voile cognitif et on atteint ainsi l’état de Bouddha pleinement omniscient.
Il existe aussi une vue au sein du Svātantrika-Madhyamaka qui ressemble au Chittamātra, c’est pourquoi on dit qu’il y a le Yogācāra-Svātantrika-Madhyamaka. Selon cette école des Autonomistes Pratiquants du Yoga de la Voie médiane, il y a deux types de non-soi phénoménal: grossier et subtil. Le non-soi grossier est le fait que les phénomènes soient dénués d’existence extérieure à l’esprit lui-même. Pour cette école du Yogācāra-Svātantrika, lorsque l’on réalise le non-soi personnel, un soi dénué d’existence substantielle, on atteint l’état d’Arhat, le nirvāṇa des Shravakas (Auditeurs); si l'on réalise non seulement le non-soi personnel subtil, mais aussi le non-soi phénoménal grossier (le fait que les phénomènes soient dénués d’existence extérieure à l’esprit lui-même), on atteint un niveau supérieur qui est l’état des Pratyeka-bouddhas (Eveillés Solitaires). Toujours pour ce système philosophique, lorsqu'on évoque le non-soi phénoménal subtil, cela ressemble au Sautantrika-Svātantrika, en ce sens que ses tenants acceptent que les phénomènes (tout comme les personnes) soient vides d’existence substantielle; c’est le non-soi subtil pour eux.
Concernant ces deux écoles, Yogācāra-Svātantrika et Sautrāntika-Svātantrika, l'un des tenants illustres de la première est l'Abbé Śantarakṣita. Parmi ceux qui détiennent la vue du Sautrāntika-Svātantrika, il y a le Maître Bhāvaviveka. (L’un des tenants célèbres du Chittamātra étant Ārya Asaṅga). Parmi ces deux écoles svātantrikas, il y a des vues assez différentes bien que certaines formulations soient similaires; les deux disent que les phénomènes sont vides d’existence véritable, mais il existe malgré tout une similitude : ils ne sont pas vides de caractéristiques propres.
Prāsaṅgika-Madhyamaka
Selon l’école la plus subtile (Prāsaṅgika-Madhyamaka), tous les phénomènes sans exception sont vides de nature intrinsèque, vides d’existence autonome, indépendante ou inhérente, vides d’existence propre. Pour les tenants de cette école, le non-soi personnel est le fait que la personne soit complètement vide d’existence intrinsèque, c’est le non-soi subtil. Le non-soi phénoménal, qui concerne tout existant autre que la personne elle-même (cela peut être les agrégats psycho-physiques, une maison, n’importe quel phénomène permanent ou impermanent), est aussi le fait que tout soit vide d’existence intrinsèque. C’est aussi le non-soi subtil.
Le fait que la personne ne se trouve pas parmi l’un des cinq agrégats et le non-soi subtil des svātrantikas, mais pour les prāsaṅgikas, c’est le non-soi grossier personnel, tandis que le non-soi subtil est le fait que la personne soit complètement vide de caractéristiques propres. Pour le Prāsaṅgika, tous les Arhats (tous ceux qui ont atteint le nirvāṇa) ont réalisé la vacuité d’existence de par leurs propres caractéristiques de la personne et des phénomènes.
Selon le Prāsaṅgika, lorsqu'on réalise cette vacuité subtile d’existence indépendante, on atteint le nirvāṇa ou l’état d’Arhat parce qu'on écarte le voile afflictif; et si l'on associe à cette compréhension de la vacuité l’esprit d’Eveil altruiste, lorsque les deux sont unis, on peut atteindre l’omniscient Eveil, l’état de Bouddha. Ainsi, si l’on ne développe pas l’esprit d’Eveil altruiste et qu'on réalise uniquement la vacuité d’existence intrinsèque, on atteint simplement la libération du saṃsāra, l’état d’Arhat.
Distinction historique entre les deux écoles mādhyamikas
Rinpotché a souhaité évoquer ces différentes vues philosophiques bouddhistes car elles font partie de la Vue, parmi les trois points fondamentaux de la Voie que sont la Vue, la Méditation et la Conduite, et que l'on peut aussi réunir en deux aspects: la Vue et la Conduite. La vue la plus achevée, la plus parfaite, est la vue unique du Prāsaṅgika-Madhyamaka. Il est important, afin d’adhérer à cette vue, de l’examiner, de voir quelles sont les cohérences au sein de cette position philosophique. Le premier Maître à avoir établi la vue mādhyamika est Nāgārjuna. Cette vue de la Voie médiane qui expose la vacuité subtile d’existence véritable ou indépendante est synonyme de l’existence dépendante, et ceci fut tout d'abord exposé par Ārya Nāgārjuna. A l’époque de Nāgārjuna, il n’y avait pas la désignation "prāsaṅgika", c'est pourquoi Nāgārjuna a été désigné comme étant prāsaṅgika de manière rétroactive. Ārya Nāgārjuna a donc établi le vue philosophique la plus subtile concernant la véritable nature des choses dans son Madhyamakaśāstra (ou Mūlamadhyamakakārikā, le Traité racine du Milieu). Le Traité fut commenté par Bhāvaviveka soulignant que, malgré le fait que tous les phénomènes soient ultimement vides d’existence véritable, ils ont conventionnellement une existence autonome, une existence par leurs propres caractéristiques et c'est donc ce commentaire (Prajñāpradīpa) qui a donné la vue du Svātantrika-Madhyamaka. L’un des premiers commentateurs du Madhyamakaśāstra de Nāgārjuna fut Buddhapālita, dont le commentaire s’appelle lui-même le Buddhapālita (Mūlamadhyamaka-Vṛtti-Buddhapālita). Historiquement, Buddhapālita est le premier à avoir rendu manifeste la vue du Prāsaṅgika.
C’est donc au travers de leurs commentaires respectifs du Madhyamakaśāstra que Bhāvaviveka a établi la vue svātantrika-mādhyamika et que Buddhapālita a rendu pleinement explicite la vue prāsaṅgika-mādhyamika. Après que Buddhapālita ait commenté Nāgārjuna en établissant la vue prāsaṅgika, remise ensuite en question par le commentaire de Bhāvaviveka exposant la vue svātantrika, Ārya Chandrakīrti (vers le VIIème s.) a réaffirmé la compréhension de Buddhapālita dans son Prasannapadā (Paroles Claires, commentaire du Traité du Milieu de Nāgārjuna) en disant qu'effectivement, la véritable intention ultime de Nāgārjuna est cette vue la plus subtile. C’est pourquoi d'aucuns disent que la vue prāsaṅgika fut définitivement établie par Chandrakīrti bien qu’elle fût déjà explicitement exposée par Buddhapālita.
Ainsi, parmi la Vue, la Méditation, et la Conduite existantes au sein du Bouddhisme, Ārya Nāgārjuna a exposé la première d’une manière claire en affirmant la vue de l’interdépendance qui est traditionnellement associée à la Conduite qu'est la non-violence. Cette vue de l’interdépendance n’est pas uniquement la production dépendante mais plus généralement l'existence dépendante selon laquelle tous les phénomènes existent naturellement en dépendance d’autres phénomènes et sont donc totalement vides d’existence indépendante.
Par exemple un atome de matière dépend de causes et de conditions, et comme ce phénomène causé ou conditionné naît grâce à des causes, il lui est par conséquent impossible d'exister indépendamment de ses causes.
(...)
* * *
Traduction: C. Humblot
