Page 1 sur 1

Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 12 février 2012, 09:53
par Dharmadhatu
La lecture de Tsongkhapa quant au tétralemme du raisonnement mādhyamika

Une formulation typique de l’argument en quatre points du Madhyamaka, ou tétralemme tel qu’il est connu au sein du savoir bouddhiste moderne, peut être présentée comme suit ; supposons une entité, ou une chose, qui possèderait une « nature intrinsèque » (svabhāva), on ne peut pas dire qu’elle existe selon l’une des quatre possibilités suivantes, quelle qu’elle soit :

(1) comme existante
(2) comme non-existante
(3) comme à la fois existante et non-existante
(4) comme ni existante ni non-existante

En d’autres termes, chacune de ces quatre possibilités est rejetée. Comme tout philosophe achevé du Madhyamaka, Tsongkhapa tient en sérieuse considération la formulation précise de cet argument. Appliquer le terme « dialectique » à ce type d’argument, comme une partie des érudits mādhyamikas modernes l’ont fait, est raisonnable. Il est sûr que Tsongkhapa n’est pas d’accord avec ceux qui affirment que l’emploi du tétralemme dans le Madhyamaka implique le désaveu de principes logiques fondamentaux tels que la loi du tiers exclu et le principe de contradiction. Il ne croit pas au fait que l’argument du tétralemme suggère un point de vue ontologique pouvant transcender de quelque façon ces lois fondamentales de la logique. Donc, Tsongkhapa ne partage en aucun cas les vues de ceux qui déclarent que la dialectique mādhyamika a pour but de nous amener à un « Ẻveil » au sein duquel nous percevrions l’« absolu » (considéré comme indéterminé, indivisible et ineffable) grâce à une sorte de faculté supérieure. Cette faculté supérieure (ou l’intuition), selon cette vue, est éveillée en nous par une « paralysie de la raison » qui est supposée être engendrée par la dialectique mādhyamika elle-même. Tsongkhapa voit la dialectique du Madhyamaka comme un argumentaire contre une ontologie essentialiste, c.-à-d. une ontologie qui implique une existence intrinsèque (svabhāva).
Selon Tsongkhapa, rien n’indique que l’argument du tétralemme prête le flanc à la critique de l’inconsistance logique, ni qu’il y ait quoi que ce soit de paradoxal dans sa manière d’être employé dans l’analyse mādhyamika. S’il semble y en avoir un, il s’agit seulement d’un paradoxe fictif qui se dissout lorsqu’on regarde de plus près la structure de l’argument. Pour Tsongkhapa, le fait que la dialectique s’articule sous forme d’un tétralemme est une indication claire que les principes logiques, comme la loi du tiers exclu et la loi de non-contradiction, sont ici à l’œuvre. Selon lui, la force de l’argument dérive du fait que si une quelconque entité indépendante devait exister (remarquez le conditionnel), comme les essentialistes voudraient l’affirmer, elle ne pourrait exister ailleurs que dans le cadre des quatre possibilités évoquées par le tétralemme. En d’autres termes, si une entité douée d’une nature indépendante ou d’existence intrinsèque existait, il ne pourrait y avoir que quatre possibilités concevables. D’ailleurs, le tétralemme (chatuṣkoṭi) est le meilleur type d’argument pouvant réfuter la thèse fondamentale de l’existence intrinsèque, et ceci est effectué en niant ces quatre possibilités. Néanmoins, cela soulève une question cruciale : pourquoi ces quatre lemmes sont-ils nécessaires quand la négation du premier semble servir le propos de l’argument, à savoir, la négation totale de l’existence intrinsèque ? Autrement dit, quelle est la différence de portée entre la négation du premier lemme et la négation totale de l’existence intrinsèque elle-même ?
Pour Tsongkhapa, ce point est primordial. Les quatre lemmes doivent non seulement être logiquement exhaustifs, mais aussi conceptuellement inclusifs afin que l’argument s’avère complètement effectif. Pour établir ceci, on doit montrer une distinction entre la portée de la négation du premier lemme et la conclusion de l’argument tout entier. Tsongkhapa accomplit cela en faisant plusieurs distinctions importantes. Pour notre compréhension de son raisonnement, il est indispensable d’envisager ici les divers sens des termes dgnos po/bhāva (entité, chose, ou existence) et dgnos med/abhāva (non-entité, non-chose, ou non-existence). Sur ce point crucial, Tsongkhapa écrit dans son Lhag Thong Chenmo l’observation générale suivante :
On pourrait s’interroger ainsi : « Etant donné que dans la littérature mādhyamika les quatre lemmes – c.-à-d. une entité ou une nature intrinsèque est existante, [est] non-existante, [est] les deux à la fois, ou [n’est] ni l’un ni l’autre – sont niés, et puisqu’il n’est rien qui puisse exister en dehors d’eux, n’est-ce pas un fait que tout est nié par la raison ? »

[Réponse :] Comme expliqué plus haut, ici aussi il y a deux sens différents du terme bhāva (entité, ou être). Lorsqu’il se réfère à une entité existant intrinsèquement, bhāva doit être réfuté, qu’il soit postulé selon l’un ou l’autre des deux niveaux de réalité [le conventionnel et l’ultime]. Cependant, au sens d’une chose, c.-à-d. un objet ou un événement fonctionnels, bhāva ne peut pas être nié au niveau de la vérité conventionnelle. De la même manière, dans le cas d’abhāva (non-être), si des phénomènes non-composés tels que l’espace sont déclarés intrinsèquement établis comme non-existants, alors abhāva aussi doit être réfuté. De même, à la fois l’existence et l’inexistence d’un tel bhāva (être) doivent être niées, tout comme doit être niée la réalité intrinsèque de leurs opposés. C’est de cette façon que tous les types de négation impliquant le tétralemme devraient être compris.
Tsongkhapa traite aussi de l’argument mādhyamika connu sous le nom d’ « éclats de diamant » (rdo rje gzegs ma) de manière similaire. Cette forme d’analyse mādhyamika déconstruit le principe de causalité. Dans sa formulation classique telle qu’on la trouve dans le Mūlamadhyamakakārikā de Nāgārjuna, l’argument est exprimé comme suit :
Jamais, nulle part, rien n’advient :
De soi-même, ni d’autre chose,
Ni des deux, ni sans cause.
Si, de manière inhérente, tel phénomène naît de tel phénomène, cela ne peut se faire que selon l’une de ces quatre façons possibles. Cela signifie que les choses doivent d’une manière ou d’une autre venir à l’existence d’elles-mêmes, ou de quelque chose qui soit intrinsèquement autre, ou bien à la fois de soi et d’autre, ou encore sans cause du tout. La raison en est que ces quatre modes englobent toute possibilité conceptuelle de venue à l’existence de manière absolue pour quoi que ce soit. Cependant, réfuter ces quatre laisse intacte la véritable production elle-même, qui est opérationnelle dans le cadre de la simple convention. En effet, selon Tsongkhapa, dans le cadre de notre monde quotidien de la réalité conventionnelle, nous acceptons simplement que les effets viennent à l’existence grâce à leurs causes et conditions correspondantes. L’assertion selon laquelle les pousses naissent de leurs graines n’implique aucune autre revendication métaphysique que ce qui est linguistiquement déclaré. Les conventions du monde n’avancent pas la notion de causalité sur la base d’une analyse déterminant si quelque chose est produit par une cause qui lui est identique ou différente, ou par une cause qui est la combinaison des deux, ou bien par une cause qui n’est ni identique ni différente de l’effet lui-même. De telles considérations métaphysiques adviennent seulement comme résultat de réflexions philosophiques. Tsongkhapa établit le point suivant, dans le LTC :
Si la production [des choses] est acceptée au niveau ultime, on doit aussi maintenir qu’elle peut résister à une analyse relevant de son vrai mode d’existence. Dans ce cas, le concept de production émerge au travers d’une analyse qui détermine si l’effet vient à l’existence de lui-même ou d’autre chose, ou bien d’une autre des quatre possibilités ; on doit alors accepter la pertinence du raisonnement en quatre points. Par contre, en acceptant simplement [le fait empirique] que tel effet est produit par telle cause et telle condition, on n’accepte pas nécessairement une causalité intrinsèquement réelle. Puisque ceci n’est pas accepté, comment peut-on analyser du point de vue ultime s’il est créé par lui-même, ou par autre chose, etc. ? Par conséquent, il n’est pas besoin d’admettre qu’elle [la production] puisse résister à l’analyse critique.
Dans son traitement de la dialectique mādhyamika, on peut voir l’impérieuse influence d’une distinction fondamentale que fait Tsongkhapa entre deux types d’analyse et leurs champs d’application respectifs. Pour reprendre un célèbre terme philosophique anglo-américain, Tsongkhapa apporte une dimension « analytique » à sa lecture de l’argument chatuṣkoṭi du Madhyamaka. Avec une grande cohérence, il procure à sa lecture un principe méthodologique qui délimite les domaines de deux perspectives distinctes : « l’analyse selon le point de vue ultime » (don dam dpyod byed) et « l’analyse conventionnelle » (kun rdzob dpyod byed). A l’évidence, cette distinction possède de profondes ramifications.

Self, Reality and Reason (Thupten Jinpa; éd. Rootledge & Curzon).

Chaleureusement FleurDeLotus

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 22 février 2012, 23:00
par Iskander
Une chose me semble claire, le tetralemme a besoin du principe de tiers exclus pour fonctionner (je suis ouvert à essayer de comprendre pourquoi ce ne serait pas le cas).

Une question me vient à l'esprit: pourquoi doit-on parler de deux réalités: conventionnelle et ultime?

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 23 février 2012, 13:05
par Dharmadhatu
Iskander a écrit :Une chose me semble claire, le tetralemme a besoin du principe de tiers exclus pour fonctionner (je suis ouvert à essayer de comprendre pourquoi ce ne serait pas le cas).

Une question me vient à l'esprit: pourquoi doit-on parler de deux réalités: conventionnelle et ultime?
jap_8 Au sein de l'épistémologie bouddhiste (pramana), tout ce qui est connu par cognition valide est un existant, ou techniquement, tout ce qui est perçu par une cognition valide (tib. tshémé migpa) est une base établie (shidroup). Comme les deux niveaux de vérité sont perçus, ils sont tous deux des existants et sont donc tous deux enseignés: la convention est perçue par le monde, ce qui en fait une vérité obscurcissante ( samvritti-satya); et la vérité ultime (paramartha-satya) est perçue par les Aryas en égalité méditative focalisée sur le réel.

Amitié FleurDeLotus

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 23 février 2012, 22:12
par Iskander
Oui, mais qu'en est-il des voix et des hallucinations? Elles sont elles aussi perçues, non? Est-ce que dans l'épistémologie bouddhiste la vérité conventionnelle et les délires psychotiques ont le même niveau? Sont-ils deux exemples équivalents de vérité obscurissante?

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 24 février 2012, 09:26
par Dharmadhatu
jap_8 jap_8 Re-excellente question Iskander !

Au regard de la vérité ultime, toute vérité conventionnelle est fausse: obscurcissante pour les êtres ordinaires (ils adhèrent à l'apparence d'existence en soi) et conventionnelle pour les Aryas et les Bouddhas (les premiers n'adhèrent pas à cette apparence, les seconds n'ont plus l'apparence d'existence en soi).

Par contre, au regard de la vérité conventionnelle, il y a bien une distinction à faire entre une convention non-erronée et une convention erronée. C'est la différence entre une mare et un mirage (notons que le mirage existe bien, contrairement à ce que j'ai pu lire sur un autre fil, c'est son contenu fictif qui n'existe pas).

C'est justement Tsongkhapa qui a posé les 3 critères déterminant qu'une convention est non-erronée:

1) il faut qu'elle soit appréhendée par une cognition valide,
2) qu'elle ne soit pas contredite par une autre cognition valide,
3) qu'elle ne soit pas contredite par une cognition appréhendant l'ultime.

Si un daltonien perçoit le rouge comme vert, il peut lui sembler qu'il s'agit d'une cognition sensorielle valide, mais si plusieurs non-daltoniens viennent infirmer sa perception, leur perception valide réfute le statut de cognition valide à la perception du daltonien. Parmi les 4 types d'erreur de perception répertoriés par l'épistémologie bouddhiste, les médecins diront qu'il s'agit du support (les organes sensoriels du daltonien qui sont inhabituels).

Amitié FleurDeLotus

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 24 février 2012, 20:05
par Iskander
Merci pour l'explication, qui me semble très claire. jap_8

Juste un point additionnel: Quelle est la différence entre un Arya, un quelconque quidam, et un Bouddha?

Re: Le chatuṣkoṭi selon Djé Tsongkhapa

Publié : 24 février 2012, 20:42
par Dharmadhatu
jap_8 Un exemple très répandu dans les textes philosophiques:

Un magicien récite un mantra et souffle une poudre sur un bout de bois pour faire apparaître à la place de celui-ci des chevaux devant son assistance. Les gens de l'assistance, trompés par le mantra et la poudre de perlinpinpin, voient l'illusion et y adhèrent: ils croient vraiment voir ces chevaux. Le magicien a lui aussi été trompé par son mantra et sa poudre, il perçoit donc les chevaux, mais sait pertinemment qu'il s'agit d'une illusion puisqu'il en est l'auteur. Et puis d'autres personnes arrivent trop tard pour entendre le mantra et être illusionnés par la poudre; ils ne voient que le bout de bois.

Les êtres ordinaires sont comme les gens de l'assistance illusionnés, les phénomènes sont des vérités obscurcissantes car les gens adhèrent à leur apparence d'existence en soi. Les Aryas sont comme le magicien: en post-méditation sur la vacuité, ils perçoivent à nouveau les phénomènes autres que la vacuité elle-même, mais ils n'adhèrent plus à cette apparence d'existence en soi (ils ne sont plus que vérités conventionnelles). Les Bouddhas sont les gens qui arrivent en cours de spectacle, ils ne sont même plus sujets à l'illusion (les phénomènes n'ont plus l'apparence d'existence en soi).

Amitié FleurDeLotus