Bouddhisme tantrique

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Le bouddhisme tantrique au Tibet

Laurent Deshayes


Membre du Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique (Université de Nantes)
Le bouddhisme se répandit dans le sous-continent indien dès le VIe siècle avant J.-C. puis vers les pays asiatiques dans le premier siècle de notre ère. Une de ses branches qui étonne tout autant qu'il séduit les Occidentaux est le bouddhisme tantrique dont nous parle ici Laurent Deshayes. Troisième volet de l'enseignement du bouddhisme avec le grand et le petit véhicule, le bouddhisme tantrique ne gagna le Tibet qu'au VIIIe siècle. Les quelques aspects extérieurs impressionnants de résistance physique des participants et les déviations parfois dangereuses empruntant aux drogues et ou au sexe, qui sont parfois les seuls aspects retenus en Occident, ne doivent pas masquer qu'il s'agit, tout comme pour les deux autres volets, d'un enseignement exigeant qui demande l'absolu renoncement, l'absolue obéissance au maître spirituel et une initiation longue et rigoureuse qui dépasse les frontières de l'entendement et de toute forme de compréhension.

Né il y a plus de deux mille cinq cents ans, le bouddhisme a connu plusieurs périodes de propagation, d'abord à l'intérieur du sous-continent indien (VIe – IVe siècle av. J.-C.), puis au-delà vers la Chine, le Japon, l'Asie du Sud à compter du Ier siècle de notre ère. À ces mouvements partis de sa matrice originelle, il faut en ajouter d'autres, partis de leurs nouvelles terres d'implantation. De la Chine, via la route de la Soie, la religion indienne se répandit ainsi tout au long du chapelet des oasis d'Asie centrale. L'évolution interne laissa apparaître plusieurs mouvements dont l'un, le bouddhisme tantrique, séduit autant qu'il étonne. La présentation que l'on peut en faire est très variable tant son champ est vaste. Nous nous attacherons à en tracer une description schématique.

Les fondements

Durant son premier millénaire d'existence, l'enseignement religieux connut lui aussi une grande évolution. Le bouddhisme primitif servit de fondations pour l'érection de plusieurs systèmes philosophiques, présentés comme ayant déjà été énoncés par le Bouddha Shakyamuni, mais à des cercles de disciples restreints et transmis depuis lors de manière confidentielle. Vers le début de l'ère chrétienne, le mouvement du Mahayana commença à se propager, insistant sur la nécessité de l'altruisme dans la progression spirituelle. Petit à petit, d'autres mouvances internes apparurent et l'on évoqua le bouddhisme – de manière très schématique – selon deux yana ou « véhicules » : le petit véhicule, ou véhicule des Anciens, c'est-à-dire le bouddhisme fondamental, et le grand véhicule, sa relecture développant l'altruisme. C'est au sein de ce système que s'est développé le vajrayana ou « véhicule du diamant », le bouddhisme tantrique.

Traditionnellement, il est présenté comme le troisième volet des enseignements énoncés par le Bouddha, indissociable par conséquent des deux premiers et justifié de façon assez simple. Le premier cycle d'enseignement, diffusé par le petit véhicule, insiste sur l'éthique et la méditation et son objectif est d'obtenir la libération des souffrances pour soi. Une fois l'éthique solidement ancrée dans tous les actes – physiques, mentaux et oraux –, le second cycle insiste sur la nécessité de la compassion et de l'altruisme pour rendre manifeste ce qu'est la nature ultime de l'esprit, qui est tout à la fois lumière, vide, connaissance et sagesse. L'altruisme conduit le pratiquant à dédier la totalité de son existence au bien d'autrui, y compris les fruits de sa démarche spirituelle. C'est dans ce système que l'on trouve les bodhisattvas, ces « êtres d'éveil » dont les vies sont entièrement tournées vers le soulagement des souffrances physiques, mentales et spirituelles de tous les êtres, de l'insecte à l'homme en passant par toutes les gammes d'existence reconnues par le bouddhisme – êtres infernaux ou divins, esprits avides, dieux jaloux. Une fois l'éthique et la motivation altruiste acquises, le troisième et dernier volet, celui du bouddhisme tantrique, propose une série d'enseignements d'ordre philosophique, spirituel et physique. La démarche consiste à reconnaître l'ultime réalité, que bien et mal, vertus et vices, sont d'une seule et même nature dénuée « de toute origine, de toute cessation, de toute localisation ».

Une parabole tibétaine exprime assez bien ce que sont ces approches. Imaginons la scène. Une fleur dont le suc et l'odeur sont mortels pousse sur le bord d'un chemin. Cette fleur symbolise les poisons spirituels qui aliènent l'esprit et qui voilent sa nature ultime : l'ignorance, la colère et l'aversion, le désir et l'attachement. Le pratiquant du véhicule des Anciens, fort de son éthique, passe à côté de la fleur de manière à ne pas être touché par elle et à ne pas respirer son effluve malfaisant. Mais cela n'empêche pas la fleur d'exister, le problème reste donc entier. Le pratiquant du grand véhicule coupe la fleur pour qu'elle ne nuise pas aux êtres qui pourraient être tentés de la sentir tant sa beauté est attrayante. Mais elle repousse et le danger qu'elle représente n'a pas disparu ; il lui faut donc inlassablement revenir pour la couper. Le pratiquant du système tantrique reconnaît la nocivité de cette fleur et la nécessité de la supprimer pour le bien d'autrui ; les techniques spirituelles qu'il connaît lui permettent de la manger intégralement, jusqu'aux racines, sans être intoxiqué par les poisons qu'il transmute. Ainsi la fleur ne représente-t-elle plus aucun danger.

Ces trois systèmes ne sont donc pas présentés comme rivaux ou contradictoires. Il s'agit seulement de moyens différents pour un approfondissement dans la reconnaissance de ce qu'est fondamentalement l'esprit. Le caractère pyramidal est celui que propose la tradition ; selon ses termes, il est impossible de pratiquer correctement les techniques du véhicule des tantras, ou d'en comprendre les aspects métaphysiques, sans l'assise de l'éthique et de l'altruisme.

D'un point de vue historique, l'ancienneté du tantrisme ne paraît pas certaine, mais il reste possible qu'un enseignement entièrement oral ait été transmis durant des siècles avant d'être tardivement couché par écrit dans la seconde moitié du Ier millénaire. L'influence des mouvements spirituels hindous ne semble guère faire de doute, tant dans le vocabulaire utilisé que dans les techniques psycho-physiologiques, les yogas, pratiquées.

Propagation au Tibet

La diffusion de cette forme de bouddhisme, volontiers qualifié d'ésotérique en Occident, fut bien entendu tardive. Pratiqué dans le nord de l'Inde – vallée gangétique, Cachemire et Bengale –, il gagna d'abord la Chine et le Japon, puis la haute Asie, du plateau tibétain aux steppes mongoles. Si l'on en croit une tradition apparemment sans grands fondements historiques, son introduction au Tibet remonterait au milieu du VIIe siècle. Mais l'empereur tibétain d'alors, Songtsen Gampo, ne fit construire que quelques temples, suivant en cela les souhaits de deux de ses femmes, l'une chinoise, l'autre népalaise. La véritable diffusion n'eut lieu qu'au siècle suivant, quand son descendant Trisong Détsen invita sur le haut plateau trois maîtres spirituels du monde indien. L'un, Shantarakshita, se chargea plutôt de transmettre les enseignements des deux premiers véhicules, contribuant ainsi à créer un embryon de structure monastique dont le principal foyer fut Samyé, le premier monastère du haut plateau, bâti vers 770 sur les berges sablonneuses du Brahmapoutre. Les deux autres, Vimalamitra et Padmasambhava, transmirent les enseignements du bouddhisme tantrique à une poignée de disciples, généralement issus des grands clans nobles du pays. Des deux, l'histoire retient surtout Padmasambhava, dont les hauts faits, à la croisée de la magie et du spirituel, firent de lui, pour les Tibétains, le « second Bouddha ». Les aléas de la politique intérieure eurent tôt fait de réduire presque à néant cette première vague de diffusion et vers le milieu du IXe siècle, le bouddhisme disparut presque complètement du Tibet.

Une seconde vague de transmission eut lieu aux XIe-XIIe siècles. À l'initiative de la famille royale du Gugé, un petit royaume de l'ouest tibétain, une première vague de traducteurs partit en Inde, puis ce fut au tour d'Atisha (982-1054), l'un des principaux enseignants indiens, d'être invité sur le haut plateau où il arriva en 1042. Dans le même temps, d'autres Tibétains partaient vers l'Inde du Nord et le Népal pour y trouver des maîtres qualifiés et séjourner parfois dans les grands centres monastiques d'alors tels Nalanda (Bihar) et Vikramashila (Bengale). Les Tibétains se rattachèrent alors aux lignées de transmission spirituelle détenues par des mystiques indiens comme Naropa ou Virupa. Les traducteurs, dont les plus fameux sont certainement Marpa (1012-1099) et Drogmi (992-1074), eurent à charge de transmettre à leur tour ces enseignements sur le haut plateau. La tradition monastique, dont il existait une survivance de la première diffusion, fut largement ranimée par Atisha, puis par Sri Bhadra Kaché Panchen, « l'érudit et lettré du Cachemire », ainsi que les Tibétains se souviennent de lui. Ce fut donc surtout les traducteurs, laïcs pour la plupart, qui participèrent à la diffusion du bouddhisme tantrique tibétain.

Les pratiques spirituelles

Une fois posés ces quelques éléments historiques, on peut s'attarder sur la dimension spirituelle du bouddhisme tantrique. Le fondement philosophique est que l'esprit n'a ni lieu, ni commencement et ni fin, qu'il est vide – en ce sens qu'il est la source de tous les possibles – lumineux et connaissant. Au fil des naissances, l'esprit se teinte d'une dimension qui lui est propre, sans que cela n'altère sa nature première, et à chaque vie certains éléments qui constituent sa spécificité sont valorisés. Le bouddhisme tantrique propose alors un ensemble de techniques qui permettent de progresser sur la voie spirituelle, avec pour outil et pour objet de travail ce qu'est l'esprit, en l'état.

C'est certainement ce pouvoir d'adaptation qui fit que le tantrisme absorba une partie des croyances populaires des pays où il fut diffusé. Les divinités locales, associées aux montagnes, aux sources, aux anciens cultes, furent intégrées dans le panthéon, soit après avoir été domptées et placées au rang d'auxiliaires du Bouddha, soit à un rang inférieur et appelées comme renfort lors des rituels.

Le chemin du pratiquant est balisé par des bornes indispensables à une saine progression. En premier lieu, et c'est la condition primordiale, il s'agit d'avancer avec un maître spirituel qualifié. Ce maître est reconnu comme tel pour manifester lui-même les qualités de l'esprit débarrassé de toutes ses entraves. Il peut être laïc ou non, solitaire ou non, érudit ou non ; en bref, il n'y a pas de maître type, car le cheminement spirituel ne peut être standardisé. Idéalement, le maître teste l'aspirant disciple afin de savoir si sa motivation est sincère et le disciple doit lui aussi le mettre à l'épreuve afin de savoir s'il a les qualités recherchées.

Une fois le maître rencontré, le disciple s'engage dans une série de pratiques spirituelles qui constituent le fondement de toute pratique bouddhiste, tous chemins confondus. Il lui faut d'abord méditer sur quatre thèmes qui sont comme des piliers devant fortifier sa motivation : la rareté et la valeur de l'existence humaine, la mort et l'impermanence, la souffrance, enfin l'impossibilité de trouver un bonheur durable en ne se reposant que sur les valeurs mondaines. Ces quatre méditations doivent être intégrées au point de ne plus pouvoir être dissociables de l'existence. Elles sont supposées susciter un profond renoncement, suffisant pour que le pratiquant arrête de s'investir aveuglément dans les affaires mondaines. Il ne s'agit pas de systématiquement les rejeter, seulement de bien percevoir leur vanité. Une fois ces fondations établies, le pratiquant doit développer une aspiration altruiste : tout, dans l'existence, doit être consacré – au moins en pensée – au bien des êtres.

C'est sur ces deux supports – le renoncement et l'altruisme – que le reste de la pratique spirituelle s'appuie. Le disciple accomplit des pratiques visant à purifier le corps, la parole et l'esprit, et des pratiques dites d'accumulation d'actions bienfaisantes. Ces pratiques, aujourd'hui souvent appelées les « cinq cent mille », sont constituées de la répétition cent mille fois : 1) de la prière du refuge ; 2) de longues prosternations où le corps est entièrement allongé sur le sol – ces deux pratiques sont parfois accomplies en même temps ; 3) de la méditation de Vajrasattva, symbole de la pureté ultime ; 4) de l'offrande du mandala de l'univers qui symbolise le don absolu ; 5) de la guru yoga ou méditation d'union au maître durant laquelle l'esprit du maître et celui du disciple se fondent.

Selon le maître, selon la lignée d'enseignement à laquelle il se rattache, selon aussi ce qu'il perçoit du disciple, la quantité demandée peut varier de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers, voire plus d'un million, pour l'une ou plusieurs de ces pratiques. En outre, d'autres « cent mille » peuvent s'ajouter, comme l'offrande de bols d'eau ou de lampes. Il ne s'agit pas de multiplier ces pratiques simplement pour le nombre, car tel n'est pas le but. Les prosternations, par exemple, même si elles exigent un réel effort physique, ne peuvent en aucun cas être faites comme un exercice gymnique. Il s'agit d'une méditation active, durant laquelle l'esprit est concentré et le corps entièrement abandonné à une pratique spirituelle dont le maître a donné les clés. Il se peut d'ailleurs qu'il demande à son disciple de recommencer une pratique s'il estime qu'elle n'a pas été correctement accomplie. Le nombre très important de répétitions est justifié par le fait que la quantité garantit que le disciple aura au moins une fois correctement accompli sa pratique spirituelle.

Ceci fait, il peut aborder la pratique dite des « déités de tutelle ». Le principe en est assez simple : chacun est en résonance avec une facette de l'état de bouddha, la liberté naturelle de l'esprit, limpide et connaissante. Ces facettes, qui sont autant de reflets d'une sagesse primordiale, sont symbolisées sous une apparence physique, celle des déités dites de « tutelle » qui peuvent être courroucées ou non, ou d'un type mixte. Il existe alors plusieurs chemins possibles qui, selon le disciple, peuvent être abordés successivement, ou bien au contraire exclusivement. Brièvement, les techniques de méditation de ces familles de tantras varient selon que la divinité, c'est-à-dire, rappelons-le, la nature ultime de l'esprit, est perçue comme extérieure au pratiquant, ou intérieure, avec les graduations intermédiaires.

Le disciple entre alors dans un domaine entièrement recouvert par le secret. D'abord un secret formel : il prend une série d'engagements qu'il ne révèle pas, il ne dit pas ce que son maître lui a confié, pas plus qu'il ne révèle ce que son maître lui a montré. Les textes des tantras, qu'il s'agisse des textes fondamentaux ou de leurs commentaires, ne sont d'ailleurs que des aide-mémoire ; l'essentiel de leur sens n'étant transmis que dans le cadre de la relation de maître à disciple. Ensuite, le second type de secret est plus informel : ce que le pratiquant expérimente est de l'ordre de l'indicible, de l'ineffable. Parce que l'expérience directe, intime, de ce qu'est la nature profonde de l'esprit est au cœur de la progression, aucune recherche intellectuelle, aussi érudite soit-elle, ne peut cerner ce qu'est la pratique tantrique.

Les techniques de méditation que le pratiquant met en œuvre vont du plus simple au plus complexe. Elles reposent sur une perception énergétique du corps qui est, selon les tantras, parcouru de milliers de veines dans lesquelles circule une énergie brute, indissociable de l'esprit et de sa manifestation grossière : émotions, perceptions cognitives et sensorielles… Tels des canaux, ces circuits se rassemblent en plusieurs points, appelés cakra ou « roues » en sanskrit. Par la posture mentale, la posture physique et la respiration, le pratiquant contrôle ces flux de manière à les stabiliser, ce qui permet l'émergence de l'esprit dans sa pureté originelle. Parallèlement à ces pratiques, le disciple peut s'exercer à d'autres techniques jouant sur les mêmes flux et plaçant l'esprit dans des situations particulières comme la mort, le rêve, sa luminosité intrinsèque…

Les techniques de méditation silencieuse prennent une place particulière. Elles sont considérées comme essentielles, mais elles ne sont pas spécifiques au système tantrique. Les instructions les concernant peuvent être données avant d'entrer réellement dans la pratique des tantras ou pendant, cela dépend du maître et du disciple.

Le sentier étroit

L'Occident n'a vraiment découvert le bouddhisme tantrique que récemment, principalement à compter de l'arrivée de religieux tibétains dans les années 1970. Il appartenait pourtant déjà à la fantasmagorie et au mythe au moins depuis le XIXe siècle, lorsque le Tibet a commencé à être perçu comme un monde peuplé de mystiques aux pouvoirs surnaturels. Il faut convenir que certains effets de quelques techniques sont tout à fait étonnants. Ainsi, la méthode dite de la « chaleur intérieure », qui n'a d'autre but que de permettre au pratiquant de vivre l'esprit dans sa plénitude, a pour conséquence physique la surprenante capacité de résister au froid. L'un des plus célèbres ascètes tibétains, Milarépa (1052-1135), était passé maître en la matière, non qu'il eût recherché cet effet, mais sa réalisation spirituelle était telle que spontanément son corps irradiait une chaleur constante. On peut encore aujourd'hui rencontrer de ces maîtres spirituels qui vivent parfois à moitié nus dans des conditions climatiques effroyables, très inférieures à 0 °C. On en conviendra, il y a là de quoi alimenter l'imaginaire occidental avide de merveilleux.

Cette voie spirituelle n'est pas sans danger car, en elle-même, elle porte les germes de nombreuses confusions, dont le secret qui la recouvre n'est pas le moindre. Au Tibet, comme ailleurs en Asie, elle connut ses débordements, nés d'une lecture superficielle de son enseignement. Le principe selon lequel bien et mal, vices et vertus sont d'une « unique saveur » peut laisser supposer que toute action est possible. En 1042, lorsque le maître indien Atisha arriva au Tibet, il eut la surprise de découvrir que quelques pratiquants des tantras, coupés des lignées de transmission traditionnelles depuis environ un siècle, avaient pris au pied de la lettre ce que les textes disaient : leur comportement pouvait dépasser l'entendement, le meurtre ou le viol leur était parfois familier. Or, le discours des tantras se place dans une perspective ultime ; c'est pourquoi les maîtres qualifiés insistent sur l'absolue nécessité d'une solide assise reposant sur le renoncement, l'éthique et l'altruisme. Le piège est d'autant plus grand que l'histoire des pratiquants du bouddhisme tantrique abonde en événements merveilleux où s'entremêlent expériences mystiques et anecdotes parfois grivoises. On a déjà évoqué Milarépa, mais l'un des pratiquants les plus célèbres est Drukpa Kunlé (1455-1539). Il faisait partie d'une génération de mystiques au comportement libre de toutes contraintes, qualifiés de « fous » dans la tradition tibétaine. L'alcool, la dérision, le sexe aussi, ponctuent sa biographie populaire, donnant l'impression que la liberté de mœurs peut conduire à la liberté spirituelle.

L'effet est séduisant et peut laisser supposer que la voie tantrique est plus accessible que les autres collections d'enseignements proposés par le Bouddha. Ce serait confondre la fin – la vérité absolue – et les moyens – la vérité relative. De nombreux pratiquants tantriques n'absorbent aucun intoxicant et, s'ils ne sont pas moines ou nonnes, ont une vie sexuelle très ordinaire. Il n'est d'ailleurs pas rare que les maîtres qualifiés pour transmettre les tantras soient d'une rigueur exemplaire et interdisent à leurs disciples laïcs de fumer ou de boire de l'alcool, « à moins, disent-ils, d'être capable de manger des excréments ».

Le principal garde-fou est le maître car sans lui aucun progrès n'est possible et peut-être, surtout, aucun regard objectif, extérieur, n'existe. À moins qu'on ne s'y investisse totalement, le système tantrique reste opaque à l'observateur. Il en reste toutefois son aspect extérieur, la richesse de son art souvent exubérant, sa philosophie parfois déconcertante et l'originalité de ses détenteurs.
Laurent Deshayes
Septembre 2002
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Source : http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/le_boud ... _tibet.asp
Dernière modification par fifi le 16 septembre 2011, 21:03, modifié 1 fois.
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Les rapports du zen et du bouddhisme tantrique


Un article de Bernard Faure. Bernard Faure est professeur d’histoire des religions d’Asie à l’Université Columbia (New York). Ses travaux sont pour la plupart consacrés au bouddhisme japonais médiéval et publiés en anglais ou en français.

Cet article est paru dans la revue Connaissance des Religions, n° 61-64, janvier-décembre 2000.
Introduction

Le Zen et le bouddhisme tantrique sont les deux formes de bouddhisme les mieux connues (ou méconnues) en Occident. En effet, si l'on a jusqu'ici fait grand cas du tantrisme indo-tibétain, on connaît moins bien le tantrisme sino-japonais. Or ces deux traditions ont jusqu'ici été étudiées séparément, en fonction de l'image orthodoxe et puriste qu'elles cherchaient à se donner d'elles-mêmes. Toutefois, dans le contexte de la culture japonaise, elles se sont au cours des siècles passablement influencées. Le Zen en particulier, malgré ses déclarations d'indépendance et d'originalité, est, comme on va le voir, sur de nombreux points tributaire du tantrisme japonais.

Comme on le sait, le Zen tire son nom du terme indien dhyâna (traduit d'ordinaire par "méditation", et transcrit en chinois par channa, abrégé en chan, lequel terme est rendu par un caractère chinois qui se lit en sino-japonais zen). Il n'y a pas lieu d'ajouter foi à la tradition qui veut que le Chan/Zen soit la doctrine "ésotérique" transmise par le Bouddha à ses disciples, avant d'être importée en Chine au début du sixième siècle par le "vingt-huitième patriarche" indien, Bodhidharma. Le tantrisme, quant à lui, est un mouvement de réforme religieux qui affecte tant le bouddhisme que l'hindouisme, et dont les principaux textes s'élaborent à partir du cinquième siècle. À la différence du Chan, il met l'accent, non seulement sur le but final, l'éveil, mais sur les "pouvoirs supranormaux" (abhijña), dont l'obtention jalonne le chemin vers l'éveil.

Le contraste entre les deux écoles s'accuse au niveau des modèles culturels : ainsi, tandis que le tantrisme japonais trouve ses références en Inde, allant jusqu'à parsemer ses textes de passages en écriture siddham (une variante du sanskrit), le Zen cherche ses références dans une culture chinoise quelque peu idéalisée. Mais l'opposition la plus tranchée est en matière de pratique : tandis que l'école du Chan/Zen prétend se passer des images – et l'on peut en ce sens parler d'un "iconoclasme" chan –, le tantrisme prétend accéder à l'Absolu au moyen des images : il s'agit en quelque sorte de passer à travers elles pour les dépasser. Donc, en principe, le Chan refuse toute médiation symbolique, alors que le tantrisme se caractérise par une prolifération des symboles.

Par-delà leurs différences évidentes, ces deux écoles, présentent des affinités profondes : l'une comme l'autre se présentent comme le "véhicule suprême", la doctrine qui résume – et dans une certaine mesure annule – toutes les autres. À la différence du premier bouddhisme, toutes deux prétendent offrir un accès rapide – voire "subit" – à la réalité. Cette réalisation dérive de la notion d'"éveil foncier" (j. hongaku), autrement dit, de la croyance que chacun de nous est déjà foncièrement éveillé, qu'il est en lui-même un bouddha, et qu'il suffit de s'en rendre compte pour mettre fin à l'illusion.
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